10 000 ans avant notre ère, le premier lieu de culte de l’Histoire voyait le jour dans le sud de la Turquie sous le nom de Göbelki Tepe « La colline ventrue ». Ce site classé par l’UNESCO au patrimoine mondial de l’humanité sert de décor à ce conte fantastique de 200 pages aux dessins inspirés de scènes rupestres teintées de fureur et d’enchevêtrements de corps et d’animaux, tout droit sorti d’un tableau de Bosch.
Le récit est ancré au tout début de la sédentarisation des hommes tournant progressivement le dos au nomadisme. La rupture est en marche, l’histoire aussi, et au cœur de cette transition qui tend vers ce que nous appelons aujourd’hui la ‘civilisation ‘, Firat Yaşa déroule une épopée relevant autant du roman graphique préhistorique que du récit onirique.
En l’honneur de Père-Ciel, créateur de toute chose et divinité puissante avide de clameurs et de rituels sanglants, une tribu décide de sacrifier deux biches géantes, espèce en voie de disparition que l’on appelle ‘les anciens’. Dans leur fuite éperdue Murr la plus jeune se perd dans le dédale d’une nature hostile, rompant tout contact avec sa mère. Partie sur ses traces, elle croisera le chemin de Râht vivant en paria loin des hommes, inquiet de l’apparition de ces croyances obscures, et communiquant avec les animaux, avec un renard pour seul compagnon. Entre la biche et l'humain, la chassée et le banni ermite refusant l'évolution violente et vicieuse de sa propre race, une alliance est née.
Ce roman graphique magnétique vibre de 1000 feux et questionne notre rapport aux animaux, cette toute puissance que nous brandissons comme une sacro-sainte évidence au-dessus de leurs existences. Bourrées de fureur et de poésie, de lumière incandescente alternant avec des nuances obscures, les planches sont d’une beauté renversante. Un hymne à la nature, à la vie, un regard critique sur l’homme, une réflexion sur la religion. Le tout dans un ouvrage qui pulse au rythme des corps qui dansent et s’aiment, aux sabots qui tuent, aux crocs qui déchirent. Les journées défilent sous un soleil implacable et s’opposent aux nuits baignées de constellations animales et humaines. Comme si ce qui faisait défaut sur Terre, cette cohabitation entre les espèces, trouvait enfin sa raison d’être dans le ciel. Une belle métaphore pour évoquer l’harmonie à la place du chaos.
L’auteur fait infuser son imaginaire pour nourrir un questionnement nécessaire et une réflexion essentielle. Que faisons - nous de cette Terre rincée de tous nos débordements toujours plus avides ? Ces aventures mêlées de fantastique au cœur d’une société en transition transportent le lecteur dans une autre dimension. Critique subtile des sociétés modernes, dénonciation de l’obscurantisme de la Turquie actuelle et de l’emprise de la religion sur la société, c’est avant tout une fable écologique puissante qui questionne notre place dans ce monde. Moralité : l’homme est constitué d’un abîme qui ne saurait être comblé par le fait de toujours prendre et amasser. Triste et avide il ne lui reste plus qu’à prendre conscience de son environnement, et peut être trouvera t’il le salut.
Firat Yaşa a un talent sans pareil pour nous embarquer dans une réflexion en mouvements, en couleurs et en sons. Le dessin prend le pas sur le texte avec une émotion et une poésie palpables, sur fond de paysages fantomatiques de la Cappadoce. En lice pour le prix Maya 2025, ce conte préhistorique, philosophique et poétique s’apparente à un long voyage initiatique traversée par la grâce de l’invisible. Humains et animaux se confondent en volutes et constellations avec le reste de l'univers. Il en résulte un album magnétique.
« Quand l'homme commençait tout juste à se différencier de l'animal, quand le règne des bêtes touchait à sa fin. Quand la terre solitaire, millénaire et vierge commençait à se transformer sous la main de l'homme, et que l'abîme en l'homme commençait à se creuser sur la terre solitaire, millénaire et encore vierge...»
C’est ainsi que débute cette histoire… à nous d’en écrire la suite.