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Quel oiseau de mer fantomatique guère plus gros qu’une colombe parcourt chaque année jusqu’à 92 000 kms toutes ailes déployées ? La sterne arctique qui pulvérise tous les records. Quelle stratégie adopte-t-elle avec ses congénères explorateurs de l’air pour envisager ces voyages épiques par-dessus nos têtes ? C’est là toute la quête de Scott Weidensaul fin observateur et ornithologue passionné qui analyse sur près de 500 pages le monde complexe des migrations de ces athlètes hors-normes peu connus du grand public. ‘LE MONDE À TIRE-D’AILE ‘ est truffé d’anecdotes, de cartes et de photos ; une croisade personnelle dont le récit captive. Quels que soit le terrain, la météo, le danger, cet infatigable voyageur a parcouru le monde, de la Chine à l’Alaska, de Chypre à l’Inde. Il a navigué dans les eaux agitées de la Mer du Béring, tremblé de peur en entendant le choc des mâchoires d’un grizzli un brin familier, évité les piégeurs en Méditerranée où se joue une guérilla sans merci pour tenter de mettre fin au massacre illégal de millions de passereaux. Bref, une vie d’aventurier vouée à ces messagers du vent recouverts de plumes, et qui battent l’air d’une persévérance presque sacrée pour décoller chaque automne.
DES EXPLOITS SPORTIFS EN PAGAILLE
Les oiseaux de rivage sont les meilleurs athlètes qui soient, toute classe de vertébré confondue. Ils peuvent dormir à la surface de l’eau, filtrer le sel à l’aide de glandes entre les yeux, brûler toutes leurs réserves de graisses et cannibaliser leurs tissus musculaires et organiques pour répondre aux besoins en énergie. Pendant ce marathon, seuls cerveau et poumons ne sont pas affectés. Une fois arrivés en Antarctique le bécasseau mabèche dessine des 8 en figure au-dessus du sol et la toundra résonne alors de ses chants plaintifs sur 2 ou 3 notes presque poignantes qui annoncent la fin d’un éprouvant voyage. Les exigences physiologiques dépassent l’entendement : vitesse, endurance, mémoire, immunité, chimie du sang, gestion du stress et de la peur, repos en vol en endormant une partie du cerveau, repérage grâce à la mécanique quantique : ces super pouvoirs dans de si frêles silhouettes…. La barge rousse d’Alaska peut voler 8 à 9 jours sans interruption : ses muscles pectoraux doublent de volume pour gonfler ses petites plumes. Un régime métabolique digne d’un sprinter médaillé d’or. Un martinet noir de 18 ans aurait parcouru plus de 6 millions de kilomètres, la plupart du temps sans jamais poser une seule patte à terre. Les migrateurs pélagiques ont presque rompu tout contact avec la terre ferme : albatros, océanites ou pétrels continuent d’investir notre imaginaires, ces rois de l’azur aux ailes de géant.
DES MIGRATIONS DE PLUS EN PLUS MENAÇÉES
Au milieu du 19è siècle le pigeon migrateur était une des espèces les plus abondantes sur Terre. Il a disparu en moins d’un siècle. De nos jours en Chine, centrales électriques au charbon, éoliennes, autoroutes, encombrent et façonnent le rivage de la Mer Jaune, site d’escale le plus important au monde pour des milliers d’oiseaux. C’est non sans émotion, tendresse et inquiétude que l’auteur pense à ces juvéniles prêts au départ ne se fiant qu’à leur instinct, aux étoiles, aux crêtes de montagnes, aux odeurs, aux mouvements du soleil, orientation magnétique. Un exploit certes biologique mais aussi un miracle évolutif. Au cœur des longues nuits ont-ils des doutes, ressentent-ils la peur ? Les lumières urbaines sont une menace : les oiseaux peuvent les voir à plus de 300 kms… Au-dessus des USA, 70% du ciel et 40% de la terre sont pollués par la lumière si bien que la voie lactée n’est plus visible ! Un hiver trop rude, des pluies rares, le manque de nourriture, un climat qui se réchauffe de plus en plus vite, le braconnage : beaucoup de facteurs signes avant-coureurs d’une catastrophe annoncée ?
Le 1er août 2019 une vague de chaleur record a fait perdre à la calotte glaciaire du Groenland, près de 12,5 milliards de tonnes d’eau. La Floride s’est donc réveillée un matin recouverte d’une couche d’eau de 12 centimètres pour le moins inquiétante. Les vents tournent, les grands systèmes circulatoires vacillent, le paysage est remodelé. Certaines espèces s’adapteront, d’autres non. Le monde est en mutation, les colibris l’ont bien senti, commençant à emprunter de nouvelles voies migratoires. D’ici la fin du siècle, plus de la moitié des 600 espèces d’oiseaux migrateurs perdront plus de 50% d’aires de répartition en Amérique du Nord. Les lieux de nidifications seront aussi fortement impactés. Du saumon au calmar, des salamandres aux écureuils, la réduction de taille sera la réponse quasi universelle au bouleversement climatique. Les harfangs des neiges sont à notre plus grand désarroi clairement en ligne de mire.
En Europe, Chypre demeure le plus gros tueur d’oiseaux par habitant au monde ! Et la douce Italie n’est pas en reste où le passereau rejoint les casseroles tout comme en France où la grive et le bruant ortolan régalent à regret les papilles des humains. Dans le nord est de l’Inde un rassemblement de faucons de l’amour émeut au plus haut point l’auteur. Et pour cause, c’est le plus important de la planète ! Ces colonnes vaporeuses d’ailes le bouleversent lui, le privilégié, face à un tel spectacle :
« Les faucons volaient avec des battements d’ailes doux et langoureux, glissant pour la plupart vers les arbres-perchoirs. Le bruit frissonnant de dizaines de milliers d’ailes en train de s’élever que nous entendions le matin était remplacé par un silence presque sinistre. Bientôt, les silhouettes des crêtes lointaines se perdirent dans l’obscurité, remplacées par les lumières des villages lointains qui éclairaient les montagnes, et le nombre de faucons continua d’augmenter ».
LA TECHNIQUE AU SERVICE DE BIRDY
Les ordinateurs écoutent le ciel en répertoriant et cartographiant les milliers de voyageurs qui passent au-dessus de nos têtes en s’appuyant sur Motus, un réseau de près de 1000 stations de réceptions de signaux. Le système Doppler utilise un radar à double polarisation capable de calculer le nombre d’individus volant par mètre cube dans l’espace aérien; les balises GPS elles, allument chaque soir l’imaginaire de doux rêveurs derrière leurs écrans.
Les oiseaux migrateurs sont sentinelles et témoins, victimes et guides : nous ne le savons pas mais ils sont partout. La nuit quand nous dormons sur n’importe quelle partie du globe, eux avancent, explorent les airs, se ressourcent sur les sites d’escale en profitent pour jeter un petit cri de joie, et puis repartent. Plus grand spectacle naturel au monde, ils ne sont pas loin de 2 millions par heure à tracer là-haut dans le ciel. Il existe un surprenant réseau de connexions tissé par leurs ailes entre les hémisphères et à travers le monde. Chaque petit oiseau qui vole vers le Nord à travers les forêts canadiennes porte en lui les échos de l’hiver précédent.
Cet ouvrage foisonnant et bruissant de mille gloussements, sifflements ou cris est une fenêtre ouverte sur un monde peu connu. Au-dessus de nos têtes, des destinées se jouent, des alliances se forment, des exploits sont dépassés. Scott Weidensaul nous livre un témoignage poignant, un plaidoyer attendri sous sa plume précise, qui est elle, bien terrestre. Face à une grive aperçue 5 ans auparavant en Alaska et qu’il retrouve un soir sous la forme d’une ligne verte lumineuse grâce à Google Earth, sa gorge se noue:
« Il m’est difficile de dire quelle émotion était la plus forte pour moi à ce moment-là : l’excitation de voir cet aperçu longtemps caché d’un voyage hémisphérique révélé dans des détails extraordinaires : la gratitude envers un individu ailé qui année après année et depuis 5 ans , ouvrait une fenêtre sur les exploits que son espèce accomplissait depuis des lustres : ou bien un simple émerveillement pour ce petit animal à l’apparence si fragile , mais qui pouvait relier, sur tant de kilomètres et pendant tant d’années, une vaste toundra sauvage dans le Nord extrême de la planète à une forêt humide dans un recoin tout aussi éloigné des tropiques, et toutes les terres et les grandes mers qui se trouvent entre les deux. Peut-être était-ce… De la révérence ? Oui, certainement. Un respect immense pour une créature qui, malgré tous les obstacles que nous en tant qu’espèces, placions sur son chemin, continuait de faire confiance au vent et à l’horizon lointain, à ses gènes et aux saisons. Un respect pour une endurance et une ténacité que je ne pouvais ni égaler ni comprendre pleinement, mais qui me laissaient sans voix à chaque fois que j’y étais confronté. Révérence pour cet oiseau extraordinaire et les milliards d’autres comme lui qui, en obéissant à leurs rythmes anciens, rassemblaient les lieux sauvages dispersés et assiégés du monde en un tout sans faille par la simple action de voler. Qu’il en soit toujours ainsi ».
‘LE MONDE À TIRE-D’AILE’ a pris son envol l’automne dernier offrant un témoignage vibrant sur la vie et les défis de milliards d’individus au cœur bien accroché et aux exploits sportifs à couper le souffle. Scott Weidensaul décrit ces prouesses avec une tendresse rare, illuminant leurs itinéraires parsemés de mystères. Ces migrations dans leur infinie complexité sont comme des poèmes en mouvement. Dans ce récit scientifique et cet hommage poétique il nous offre une expérience unique en son genre : être enfin, oiseau parmi les oiseaux. Le ciel est ici une immense scène ou prodiges ailés dansent dans un ballet millénaire orchestré par une précision défiant toute loi de la nature. Portés par les vents et guidés par des étoiles invisibles, ils relient des mondes que l’homme a trop souvent cloisonné.
En nous proposant de vivre ces migrations de l’intérieur, c’est un hymne à la complexité et à la résilience que nous tenons entre nos mains.
Attachez vos ceintures, le voyage sera long.