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Dans ce roman polyphonique ultra-sensoriel, les animaux vigies d’une existence rythmée par la vie et la mort prennent la parole à la première personne. Une tragédie a cours dans une exploitation agricole et personne n’en sait rien. Les humains ont perdu tout goût de la communication et de l’attendrissement dans ce huit clos à ciel ouvert. Les bêtes prennent la relève et témoignent à leur place.
Tantôt sensuel, douloureux, vivant, affaibli, expressif ou atone, ce corps vit au rythme non pas des saisons mais des drames qui s’y déroulent. Bonjour veau, vache, cochon, chat et pie ! La fermière n’est pas aussi guillerette que Perrette avec son ventre plein et un chagrin qui déborde. Le fermier de son pas lourd ploie sous une menaçante épée de Damoclès. Les deux garçons eux, poussent vite et de travers.
L’AMOUR N’EST PAS DANS LE PRÉ – L’ANIMAL MACHINE
La chienne épagneule dressée pour la chasse observe les vaches ravagées par l’arrachement. ‘Quand on prend leur veau, les vaches chargent. Même si elles n’ont plus de cornes. Elles courent comme des génisses, sans la joie. Leur plainte envahit l’air froid. Traverse le pré. Frappe les carreaux de la ferme. S’insinue dans les oreilles. Elle devient un bourdonnement qui empêche de penser à autre chose. Qu’à cette mère qui appelle son veau (…) Je n’aimerais pas ça, qu’on me prenne mes petits ‘. Et pourtant ses chiots seront vite dehors, vite grandis et vite partis. Les cris des bêtes se mêlent aux douleurs silencieuses des humains. Aucun nom ne leur est donné comme si les nommer c’était prendre le risque de s’attacher ; hormis Pétunia, prénom de la vache pie noire une seule fois mentionné. Tous ces êtres vivants humains et non humains se croisent, se touchent, se frôlent dans un brouillard épais. L’humain détourne les yeux, ne veut parfois plus avoir affaire à la bête qui souffre et qu’il faut abattre. L’animal va naturellement au contact du fermier taiseux, de la fermière qui erre la nuit hébétée, de ces deux garçons qui subissent. L’un crie, l’autre dessine. À chacun sa manière de tenir le malheur à distance.
L’ANIMAL MEDIATEUR ET CONSOLATEUR
Si le chat en quête constante de nonchalance et de satiété semble échapper à la morosité, il n’est est pas moins l’un des premiers spectateurs. Tour à tour confident des peines du dernier né, ses bonds souples l’amènent toujours à distance des éclats de voix et des insultes qui fusent et qui lui électrisent le poil. Sa tiédeur féline, son corps langoureux, la lente élasticité calment le petit dernier, à l’origine d’une drôle de découverte dans la porcherie. Chronique d’un drame annoncé. Dans la chambre des adultes, la femme allongée les yeux grand ouverts a le sommeil brisé. Le chat raconte : ‘Nous veillons ensemble jusqu’au petit matin, sphinx de pierre devant une odalisque de marbre’. La chienne pose doucement sa tête sur la cuisse tendue de son maître dépassé par les évènements : elle le vénère plus que tout et ne veut ni ne peut le décevoir. Sa placidité apaise aussi les cochons énervés.
LA VIE À LA FERME –UNE EXISTENCE VOUÉE AU LABEUR
La colère du monde agricole étreint Agnès de Clairville depuis de nombreuses années qui éprouve toujours la même indignation, moteur de ce roman brut. Plusieurs menaces pèsent sur le corps de ferme et le corps de la femme tous deux dans le même qui vive. Avec un grand sens de l’observation une distance poétique élégante elle tisse une réflexion puissante sur la maternité et notre rapport au vivant. Pour prendre de la hauteur face aux drames cachés et aux douleurs tues, la pie trône en haut du peuplier au bord du chemin, et fuit la rudesse des lumières et des sons et les éclats des humains en bas. Elle aussi prend la parole.
« Le fermier n’est pas un méchant homme, il s’acquitte du travail de la ferme sans état d’âme, ça suppose parfois de jeter un cadavre de veau au milieu de la cour et d’y ajouter parfois une portée de chatons massacrés de temps en temps »
Traversé par des courants froids et sans pitié, ce roman à fleur de peau loue aussi la résilience, le courage, la peur et les joies simples que seuls les animaux semblent ressentir. Se rouler dans l’herbe, faire des sauts de cabris dans le pré alors que l’on naît veau, dérouler nonchalamment sa queue de chat pour endormir l’enfant qui pleure. « Un coup de tendresse, au moment où on ne s’y attend pas, ça fait mal ! » nous confie la vache. On espère qu’un jour le chagrin va les déserter. Que les humains ouvriront les yeux sur ceux qui les entourent mais en ont-ils seulement le temps et l’occasion ? Le labeur quotidien épuise corps et âmes.
Le chat tigré est le seul témoin de l’activité du petit dernier qui en dessinant, croque la désolation.
« L’adolescent a noirci des dizaines de feuilles dont certaines ont glissé à terre. Parmi les animaux et les visages difformes, une image me percute, celle d’un chat étique, pelotonné sur un lit. Son décharnement m’ébranle, ce chat-là est-il déjà mort ou en sursis ? Des corps de vache aux flancs creux et aux mamelles pendantes me frigorifient. La vieille chienne est représentée tête basse, se traînant loin derrière sa descendance ».
Pour renaître il faut savoir mourir un peu. Les animaux sont témoins de cette tragédie grecque qui frappe de plein fouet le couple de paysans. Ce récit choral de haut vol qui mêle l’intime et le social en lice pour le prix Maya 2025 nous interroge sur notre lien aux animaux et notre façon de les considérer. Leur donner la parole c’est leur accorder enfin l’occasion d’exprimer ce qu’ils ressentent. Ce sont des êtres sentients, certains en doutent encore : qu’ils lisent ‘CORPS DE FERME’. L’émotion les submergera.
Ils ne pourront plus dire qu’ils ne savaient pas.