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Au Québec, un frappabord est le nom générique d’une variété de mouche dont la piqure vous percute comme un coup de poing. Hématophage, elle se nourrit exclusivement de sang. Et elle peut être rancunière. Et très remontée. Comme dans ce roman polyphonique dystopique glaçant dans lequel Mireille Gagné se veut la voix d’une nature en colère qui subit, qui ressent et enfin se venge.
En 1942 des essais scientifiques tenus secrets se déroulent sur Grosse-Île dans l’archipel du Saint-Laurent. Pour participer à l’effort de guerre face à l’ennemi, l’armée réquisitionne Thomas jeune entomologiste canadien suite à un ordre officiel de mobilisation : sa mission ? Modifier la génétique de frappabords en armes biologiques redoutables et propager des épidémies par la voie des airs. Une menace bactériologique dans un corps d’insecte… La boîte de Pandore est ouverte.
En 2024 à Montmagny petite bourgade canadienne faussement tranquille, Théodore part chaque jour à l’usine, le cœur déserté par l’entrain courbé sous une existence futile. Il subit comme tout le monde une canicule de plein fouet et les assauts répétés d’une prolifération de taons et de mouches dans cet appartement ou aucun répit ne semble possible. Mu par une torpeur inexpliquée dans un contexte de grande violence sociale, rien ne semble l’intéresser à part peut-être ce grand-père dont la ligne de temps semble avoir perdu de son étanchéité et qui ne cesse de lui parler d’un passé chaotique.
QUELLE MOUCHE A PIQUÉ L’HUMAIN ?
En tissant les destinées d’une femelle frappabord et de ces deux humains par-delà les siècles, Mireille Gagné nous met en garde contre nos agissements face à une nature que nous malmenons tant : à l’image d’un savant fou débordé par sa création. Elle replaçe l’humain dans la chaîne alimentaire qui serait à son tour, proie et non plus prédateur. Le climat de tension apocalyptique totalement maîtrisé infuse crescendo. « Depuis un temps considérable, vous ne captez plus le subtil entre les êtres, ce qui nous procure tout un avantage » dit la femelle frappabord prise d’un exquis coup de foudre pour Théodore, donnant lieu à 2 pages culte d’extase inter-espèces ! Sous son charme oui, mais emplie d’une rage accumulée au fil des années envers l’espèce humaine.
Sur l’île, le niveau de contamination croisé est devenu trop élevé entre recherches sur anthrax, vaccins contre la peste bovine et manipulations génétiques sur les insectes. Thomas n’aura pas discuté les ordres et les effets délétères seront devenus hors de contrôle.
VECTEURS MORTELS
Le roman s’ouvre sur un taon vorace et altéré de sang, parlant à la première personne en pleine chasse à l’homme, à la recherche d’une peau à l’odeur acidulée et épicée. Le ton est donné. À notre peur d’un virus mortel qui se répandrait comme une trainée de poudre, se rajoute celle des insectes qui se multiplient, grouillent, se faufilent dans le moindre interstice. Les mouches manipulées en 1942 par un Thomas naïf, prennent leur revanche en 2024 sur un Théodore morose, étourdi par une touffeur accablante. L’épidémie de rage est dans la place, grandissant à vitesse grand V. La nature se rebelle et le désir d’infliger des souffrances face à l’humanité indigne, gronde d’une manière sourde et terrifiante.
« Vous êtes partout. Vous ne pensez qu’à vous. Votre odeur chimique trop puissante se répand avec la pollution que vous générez. Vous défigurez tout sur votre passage. Vous ne prenez pas la peine d’effacer votre trace. Au contraire c’est votre unique manière de vous exprimer ».
Avec cette maîtrise parfaite d’un scénario catastrophe ou l’angoisse pulse à chaque bruissement d’ailes, Mireille Gagné dessine les contours d’un partenariat destructeur menant à la haine et au chaos dans cet éco-fiction diablement efficace. « FRAPPABORD » en lice pour le Prix Maya 2025 pose une question cruciale au risque de nous démanger encore longtemps : au lieu de se nuire mutuellement, comment pourrait-on s’unir ? Une sorte de diplomatie inter-espèces. Cette mouche de l’anthropocène est une entrée en résonnance avec l’imaginaire d’une époque fascinée par sa puissance, mais aussi terrifiée par un avenir dans lequel elle ne sait plus lire que des promesses de déclin.
Mais tout n’est pas perdu, reste à retrouver un équilibre à moins qu’en 2028, la fonte du permafrost ne vomisse d’anciens fantômes prêts à attaquer. Vous ne sentez pas comme une démangeaison derrière l’oreille ?