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Ce roman vient d’obtenir le prix Femina, prix décerné par des femmes couronnant des ouvrages d’écri-vaines ; et de féminité il en est question dans ce bouleversant récit : force, sauvagerie, indomptabilité et fureur à rester libre, la tête haute. C’est lors d’un crépuscule violet que déboule au pied des montagnes une jeune chienne famélique avec son faux air de baluchon de poils gris, le besoin de secours plus fort que l’effroi . Fuyant son tortionnaire et rincée par l’existence et les sévices subis, elle traine un bout de chaîne brisée à son cou. Du jour où elle prend sa place dans la maison de Sophie et Grieg, vieux couple collant au précepte « Pour vivre heureux, vivons cachés », la chienne renommée YES, redonne à leur existence, un sens qu’ils commençaient à perdre de vue. A perdre de vie.
Tout naturellement, YES signifie à ses nouveaux gardiens, que seule l’égalité a du sens pour elle. Passionnément attentive, elle veille sur ses humains avec comme mission ultime de les conduire vers une félicité toute naturelle. C’est ainsi que de duo personnifiant une ode à la nature, l’on passe à trio, ou bien plutôt tryptique : chaque instant de leur vie offre une symétrie à l’autre, l’ensemble ne tient que si ils restent trois. Quand surviendra le drame, c’est tout un équilibre qui partira en fumée. Avec des trous au cœur. Ce roman est traversé par une fièvre naturaliste unique : si les Bois Bannis ressemblent à une poche de résistance pour mieux se retirer d’un monde perdu, la vie est formidablement présente dans toute évocation. Chaque personnage semble se dissoudre dans une nature salvatrice et pourtant en voie d’extinction, la 6ème d’ailleurs, faisant craindre le pire pour l’humanité.
Claudie Hunzinger et sa plume gorgée de sens et de pulsations poétiques, évoque la fuite d’un temps qui passe, l’usure des corps, l’amour qui dure mais plus comme avant, le pouvoir de l’écriture, et bien sûr avant tout et par-dessus tout cette relation femme – chienne ou l’on ne sait plus vraiment qui est qui: la sauvage n’est pas celle que l’on croit et la domestiquée elle, veille au grain. Ces liens profonds tissés entre les 3 protagonistes bipèdes et quadrupèdes, relèvent du quasi mysticisme. Sophie ne se sent bien que dans les marges et d’ailleurs dans les marges d’un livre, on y annote ses pensées intimes. Son mari Grieg lui, ne s’est jamais senti aussi à sa place que s’oubliant dans la lecture. YES, elle, est passionnément attentive à rassembler ce troupeau échevelé par l’âge et les désillusions.
Sophie se sent appartenir plus que de raison à la nature, faisant totalement corps avec elle. Elle se rêve en fusion d’esprit avec un rapace nocturne. De retour d’une promenade en forêt et bien au chaud chez elle, elle a le souvenir d’avoir senti le système lymphatique des troncs, la ponctuation des bourgeons à venir. Pas une seule fois elle ne ressent l’altérité face à une bête : c’est bien au contraire une appartenance fulgurante qui l’habite totalement. Il n’y pas de rupture ni d’abîme, aucune césure : face au monde animal elle se sent du même bord et surtout très rassurée de l’être. L’humain est-il au-dessus du reste du vivant ou alors dépendons nous les uns des autres ? Voilà une réflexion qui ourle tout au long de notre lecture. YES et sa pelisse électrisée d’énergie joyeuse et vitale ne se pose pas cette question ; elle prend subtilement le dessus sur l’indignité humaine.
En effet, la menace n’est jamais loin : des randonneurs un peu nerveux, une moto qui déboule d’on ne sait où, un groupe de survivalistes un brin excités : on entend le fond de vallée qui bruisse de rumeurs inquiétantes, c’est le moment ou jamais de bien rester couchés à 3 dans le lit King Size. Si la vieillesse s’apparente à une expédition en zone inconnue, YES redonne l’impulsion de vie à renaître. Elle sera le révélateur de l’amour vieillissant entre Sophie et Grieg, leur garde rapprochée. Le terme chienne pour une femme est loin d’être flatteur, YES elle est puissante, sacrée, positive, rajoutant de l’ébriété ultra joyeuse et de la gaieté au monde : beaucoup d’inconvenance, un brin d’incorrection , un soupçon, d’extravagance .
« A sa façon elle me parlait avec sa langue, elle adorait ma bouche parce qu’elle abritait ma langue à moi. Yes et moi, comme une seule substance, tout simplement parce que je n’étais qu’une femme, parce qu’elle n’était qu’une chienne et que nous découvrions notre mutuelle minorité et son entente parfaite couchées dans les bruyères . Yes et moi on se parlait : en aucun cas je ne cherchais à lui voler son humanité, elle aura été celle qui vénérait le plus ce que je représentais, une chienne profondément humaniste car elle adorait ce qui nous distingue : le logos, notre parler, elle avait l’air d’avoir découvert son existence et d’adorer son pouvoir ».
Face à une menace d’un monde qui court à sa perte, ou face à une angoisse sourde de revoir l’ancien tortionnaire de YES refaire surface, les recettes sont légion et simples pour atomiser une civilisation en perdition : rester à 3 toujours, lire si possible sous la table aménagée pour écouter de la musique et vocaliser comme une louve sur Liszt, incarner la sentinelle d’un monde qui part en lambeaux et quelle plus belle arme qu’une plume pour écrire et relier les 2 mondes ? Le travail d’écri-vaine éclaire ce que nous allons perdre, recueille comme une niche des mots qui squattent notre mental. Quand le doute l’assaille , quand le corps usé rechigne à avancer, il suffit de regarder YES, une joie pure. Emissaire de l’animalité, descendante du loup qui panse la femme qui revient du monde sauvage.
Faire partie des humains n’est qu’une façon très restreinte d’être au monde, nous sommes plus vastes que cela. Il faut se mettre au monde bien des fois avant de naître vraiment. La présence d’une âme animale vous dédouble, vous augmente, vous unit lumineusement au monde. Ce roman est une magistrale preuve d’amour et raison d’aimer. On épouse les contours de ce si subtile roman comme on se perd dans un tableau d’Arcimboldo. Ce roman en clair-obscur bourré de vitalité et d’espoir est parsemé de références musicales, littéraires et cinématographiques. Une nourriture indispensable pour la quiétude des âmes humaines et animales.
On dit d’un crépuscule qu’il se situe entre chien et loup annonçant une transition entre le jour et la nuit : c’est aussi ce qui arrive dans « UN CHIEN À MA TABLE ». Ce roman relie le féminin sacré et révolté à une nature saccagée et fait la part belle aux poètes révoltés et aux animaux porteurs de grâce ultime. Le titre du livre invite toutes les espèces à la table de Sophie et de Grieg. On fait de la place pour tous les être vivants humains et non humains. Unique remède face à l’agonie d’un monde. Chacun puisera sa force en l’autre. Pour ne jamais renoncer, jamais, tant qu’il y aura de la joie.