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« PREMIÈRES PLUMES » est avant tout une histoire de pères et d’oiseaux : un récit autobiographique introspectif qui vous habite longtemps. Fils biologique de Williams Heathcote poète enragé excentrique, et fils adoptif du guitariste de Pink Floyd, Charlie Gilmour trempe sa plume dans un passé obsédant, pour encaisser le présent et préparer l’avenir. Une pie tombée du nid dans une casse de voitures londonienne va bouleverser le quotidien de cette âme blessée dans une joyeuse pagaille salvatrice. Voilà une histoire habitée par la grâce, où chaque interaction avec l’oiseau adoucit l’insoutenable absence d’un père allergique au mot ‘famille’. Cette boule de plumes noir et blanche aux reflets chrome de la taille d’un poing d’enfant envahit en 2 battements d’ailes l’existence de Charlie et Yana, épouse solide et réparatrice de tout ce qui est détraqué et fissuré: animaux, humains, objets.
CHANGEMENT DE PARADIGME
Le jeune marié est confronté à un faisceau de pensées insaisissables : celles de la pie renommée Benzene, de ce père inapte à la société, et enfin les siennes, terrifiantes qui lui échappent et qu’il cherche à amortir et à mettre en veilleuse à l’aune de la folie. L’oiseau moqueur lui, est un esprit brillant, scintillant, volatile, à la queue irradiée de reflets moirés, éduqué comme un prince médiéval : entouré de deux humains corvéables à merci, il reçoit fleurs, musique, breloques brillantes, et viande. Un individu à part entière. 30 ans plus tôt, c’est Heathcote inadapté chronique, génie triste et dérangé qui fera d’un choucas des tours, son compagnon d’infortune. 2 corvidés qui sans le savoir retisseront des liens de filiation distendus par la maladie et le temps.
LA PIE QUI CHANTE ET QUI SOIGNE
Devant la vastitude du monde et toutes les occasions qu’elle a de partir, cette élégante dame drapée dans une cape de soie noire et d’hermine blanche décide de rester, comme missionnée, le temps qu’il faudra jusqu’à une hypothétique embellie rédemptrice. Avec son bec perpétuellement inquisiteur, elle remet de la joie où il n’y en avait plus, et dévoile un trésor oublié au sein d’une famille foutraque. Cette créature chaotique, inquisitrice, destructrice, perfide et roublarde qui prend un malin plaisir à secrètement remplir les génoises de mouches estropiées tout un prononçant son premier mot humain ‘TRUMP’ réinjecte une joie pure dans cette maison trop longtemps désertée par la légèreté.
‘ Si l’on fait abstraction de John, qui essaie discrètement de retirer une infâme bouillie de gélatine et de fragments d’insectes de sa manche avec une petite cuillère, c’est un tableau joyeux de famille. ( ) La queue de l’oiseau est une baguette magique d’émeraude et d’or tissant des charmes dans l’air’
À l’image de la mue de Benzene et de ses plumes de sang, c’est aussi Charlie qui se régénère. Avec l’oiseau agrippé à son poignet, la voix revancharde qui résonne dans sa tête est réduite au silence par le seul battement de ses ailes. La pie est compagne, muse, accompagnatrice de deuils, chasseuse de mouches, attrapeuses de souris. L’humain est perchoir mobile, chaise à porteur, distributeur de nourriture, dompteur de chats importuns, bipède déplumé géant.
ADMETTRE SA VULNÉRABILITÉ ET RENAÎTRE
Un pas radical vers une forme de normalité ne serait-il pas de reconnaitre que le monde a un pouvoir sur nous et d’accueillir enfin notre vulnérabilité. Choucas et pies sont-ils vraiment des oiseaux de malheur ? Après tout, les malédictions ne sont peut-être que des bénédictions déguisées.
La folie n’est pas héréditaire ; on ne peut se couper de son passé mais en creusant on arrive à extraire du pouvoir de ses racines pour les laisser sécher à l’air libre. Un nouvel avenir pour Charlie et Yana est-il envisageable ? À un battement d’ailes. Peut-être. Charlie Gilmour évite les écueils habituels de ce genre d’écrit grâce à sa franchise — il ne cache rien de son séjour en prison ni de son addiction à la drogue — et sa pudique retenue. En explorant la mémoire, il sonde les pénombres et tente de suturer de vieilles plaies en faisant la part belle à une vibrante émotion. On sent les plumes gonfler sous un sèche-cheveux ou ce courant d’air froid dans la nuque qui annonce un départ. Cette étoile noire qui décrit un arc par-dessus le lac pour gagner le violet fumé des bois est un peu l’étoile du berger.
En lice pour le prix Maya 2025 ce roman d’apprentissage, de filiation et de transmission est un rappel discret de l’attention que l’on se doit de porter aux autres comme à soi-même, sans toutefois y sacrifier sa liberté ! Charlie Gilmour passe avec un naturel renversant de la gravité à l’autodérision à la drôlerie la plus touchante avec une impression de facilité déconcertante.
Pour révolutionner une pensée noire et instable, le remède n’est-il pas de penser comme un autre que soi. Un oiseau par exemple ? Après tout, ‘Benzene est juste un oiseau comme les autres, et aucun oiseau ne sera plus jamais juste un oiseau’.