POUR ÉCOUTER LA CHRONIQUE, C’EST ICI !
À la lisière entre le récit et l’essai, ‘MUSHER’ est une immersion dans la profondeur de l’hiver boréal et l’intimité d’un groupe de chiens de traineaux et leur guide, l’auteur Julien Gravelle. Taraudé par la façon dont nous avons cessé de faire société avec l’animal, c’est en observant sur le terrain et en veillant sur ces corps chauds et musculeux, repus de fatigue qui se couchent le soir truffe en pleine neige, que le jeune musher cherche un début de réponse à l’appauvrissement de notre humanité.
Quel rapport juste devons-nous entretenir avec l’animal ? Entre celui qui partage notre vie et qui a droit à tous les égards et l’autre qui n’est rien moins qu’une ressource ou que la matière qu’il produit, le curseur ne semble jamais au bon endroit, oscillant dans la permanence de deux extrêmes insatisfaisants.
« L’hiver, je passe plus de temps avec mes chiens qu’avec ma famille. Le musher sait qu’il y a des risques à trop considérer ses animaux. Celui de vivre un deuil perpétuel. Celui de produire des chiens agressifs à force d’avoir été trop gâtés. Il n’y a aucun risque cependant à s’y attacher et à nouer avec eux des liens étroits. Il doit chercher le point d’équilibre entre ses intérêts égoïstes immédiats et la viabilité de la communauté à long terme. »
Un chenil est une micro société à part entière ; quelle est la bonne distance à adopter face à la vie et la mort des individus qui la composent ? L’origine française du mot ‘musher’ remonte au 17è siècle pour dire « Marche ! ». Au-fil des ans il s’est anglicisé pour devenir ‘Mush !’, une injonction à l’attelage pour avancer vaille que vaille quelle que soit l’épaisseur d’un lac gelé ou la soudaineté menaçante d’une tempête. Lui-même au fil des pages, revisite sa méditation ne perdant jamais de vue l’essentiel : comment repenser notre rapport à l’animal ?
À CHAQUE SAISON SON PROPRE TEMPO
La nature environnante vit un perpétuel recommencement. Chaque année le Grand Nord canadien accueille des milliers de bernaches sillonnant le ciel, voisines des cerfs de Virginie qui ont fait leur apparition, traînant au contact des coyotes et des cougars. Les sociétés animales se portent très bien sans l’humain merci.
Au rythme des saisons qui s’égrènent inexorablement, l’ambiance n’est pas la même dans la meute. À l’automne débutent les premiers entraînements et le sol de mousse et de lichen absorbe la frénésie non retenue des chiens déjà ivres de vitesse. L’excitation qui coule dans les veines touche autant l’homme que l’animal. La compétition à la course est un moyen d’exacerber les rivalités en canalisant la violence. Qu’il établisse des groupes de travail pour arriver à cette alchimie, leur apprenne à vivre sans attache ou leur montre sa désapprobation en pleine bagarre, le musher a un rôle essentiel de régulateur. Tout en laissant à chaque individu la place qu’il peut prendre dans la meute, il fait régner l’ordre en arbitrant d’inévitables rixes.
La routine est l’ennemie du groupe. C’est l’hiver ! Il est grand temps de faire une belle première trace avec l’attelage. Chaque individu a son rôle et Kheops le chien de tête s’avère un copilote inépuisable alors que d’autres malmenés par d’anciennes et approximatives conduites restent traumatisés. De quoi pointer du doigt les nombreuses dérives de cette pratique pas toujours respectueuse de l’animal. Ulysse lui est un chien « à la crinière de lion qui met autant de rage à tirer sur son trait, tout en apportant une détermination contagieuse capable de raviver un attelage inerte ». Véritables baromètres à humeur sur pattes, le chien détecte chez l’humain la contrariété, la peur ou la joie. Sueur, peine du chemin et soucis de l’autre, sont largement partagés par les 2 espèces. On parle bien de collaboration et de coopération. Le musher est certes le capitaine qui fait appliquer les règles mais c’est une domination bien plus acceptée que contrainte : l’autorité est comme un fil tendu entre deux parties soucieuses de leur intérêt.
LE PARTAGE DES TERRITOIRE : SOURCE DE CONFLITS ?
Gare au castor qui pille les réserves de bûches d’un vieux coureur des bois ou aux jeunes loups dispersants un brin trop fougueux ne se méfiant pas assez de ces bipèdes fusil à l’épaule. En plus d’être une passionnante et vibrante plongée au cœur de ce qui lie Julien Gravelle à ses chiens, ‘MUSHER’ est une invitation à repenser notre rapport aux animaux. Un trappeur qui ne relève pas ses collets assez rapidement, un rodéo ou la soumission de l’animal est mise en scène bien plus que ses étonnantes capacités d’athlète, indisposent l’auteur au plus haut point. Toute souffrance inutile faite à une bête devrait être bannie, n’entrant plus en résonance avec le respect que nous lui devons.
A force de trop tenir à distance l’animal, nous l’avons déconsidéré. Dans la grande chaîne de l’industrie moderne, les abattoirs ont fait de nous des charognards qui ne tuons ni ne décidons de la mort. Notre conscience individuelle est diluée dans une responsabilité collective qui nous dédouane de tout. Les animaux sont des quelqu’uns, tous les animaux. Eux et nous formons une communauté morale. Il serait temps de voir une vache comme une vache et non plus comme un laboratoire vivant .
En s’inspirant des peuples racines et en se remémorant le chasseur-cueilleur qu’il était, l’auteur nous indique d’autres pistes à emprunter et d’autres sources auxquelles boire, pour s’assurer que nous n’avons pas tout oublié et qu’il est encore temps de recréer du lien. Après tout, les premiers animaux dans l’histoire de l’humanité à avoir transporté des hommes étaient les chiens du Grand Nord.
BARRIÈRE ONTOLOGIQUE ENTRE L’HUMAIN ET LA BÊTE
Nous peinons à exprimer le lien qui nous unit à nos frères animaux, notre langue fourche et continue de dire gueule au lieu de bouche, instinct au lieu de culture : entre sujet ou objet il nous faut choisir et en accordons trop ou pas assez, nous leur renions leur véritable nature. La césure entamée depuis Descartes nous a fait perdre une part essentielle de notre humanité. Dans la nuit boréale quand l’auteur mord les babines d’un chien récalcitrant pour se faire obéir ou murmure à son oreille pour le calmer, il compose avec sa part d’animalité. Il parle un langage commun, debout face aux éléments sur son traineau qui soulève des gerbes de poudreuse.
La couverture noir et blanc est tirée de la très belle exposition photo « Dog Musher » de Chris Gibbs. Elle est la représentation vibrante du fil rouge de ce livre : une main d’homme peut être soutien à la vie et à la mort de tout ce qui se décide dans un chenil. Ce récit dense, intense, épuré et méditatif sur l’effort, le deuil, les cycles de vie et notre rapport au vivant, sonne juste et marque longtemps. Avec la sensibilité qui est sienne et la plus grande des lucidités, Julien Gravelle nous met en garde non pas contre l’hypertrophie technologique mais contre l’atrophie de notre sens moral. « Nous avons oublié que nous étions enracinés » nous dit-il.
QUE SONT NOS ANIMAUX DEVENUS ?
En glissant sur l’eau en compagnie de belougas, en creusant une belle trace entre les forêts d’épicéas, en sauvant une libellule à l’aile froissée, Julien Gravelle fait de sa proximité avec le vivant, un lien d’une richesse inestimable. Son livre en est l’éclat parfait.
Sur un autocollant de l’association des mushers du Québec on peut lire : « En hiver, mes chiens ne me laissent pas tomber, alors je ne les laisse pas tomber en été ».
Tout est dit.