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La conscience de notre propre finitude a déclenché chez les philosophes une envie pressante de débusquer la panacée pour conjurer notre éternelle inquiétude face à la mort. Nous avons aussi fondé bon espoir dans la religion pour adoucir nos maux. Et pourtant la solution est là sous nos yeux. Tout ailurophile vous le dira. Son chat lui, sait. Derrière ses yeux mi-clos, il assiste imperturbable au passage du temps et rien ne semble l’inquiéter. Hormis une feuille d’automne au loin ressemblant vaguement à une souris. ‘PHILOSOPHIE FÉLINE’ pensée par John Gray combine la petite et la grande histoire dans ce précis éclairant et stimulant. Une ode aux félins et une méditation sur cette sempiternelle question. Quel sens donner à notre existence ? Observons nos chats obéissant à leur nature profonde et qui semblent détenir la clé de tous les mystères. Vibrisses à l’air, regard incandescent réceptacle de 1001 éclats de lumière, la folie semble parfois les surprendre eux-mêmes, le regard courroucé que nous nous esclaffions devant tant de joie pure et de drôlerie salvatrice.
LE CHAT : PHILOSOPHE NÉ ?
Avant d’atterrir ronronnant sur nos genoux, notre félin aura été divinité chez les Égyptiens puis exterminé au Moyen-Âge. Adulé ou diabolisé, son histoire est plurielle. En colonisant notre imaginaire, il est passé de l’animal ‘domestique’ – chassant les souris à l’intérieur des habitations – à la figure incarnée de l’érotisme. Mal vu avec une sexualité débridée, le parallèle sera trop vite fait pour dire d’une prostituée que c’est une catin (dérivé de ‘catus’). Il est aussi le symbole du guerrier libre et courageux à l’image de Moè, chaton efflanqué recueilli pendant l’offensive du Têt par le correspondant de guerre, John Laurence. Ce croisé siamois aux yeux couleur mer de chine survivant et combatif sera son modèle de résistance, réincarné en un guerrier zen.
A la Renaissance, Montaigne, se démarque de l’orthodoxie chrétienne et fait souffler un vent nouveau. « Passant en revue les philosophies existantes, il n’en trouve aucune qui puisse remplacer ce savoir que les animaux détiennent par nature quant à la conduite de leur vie » nous dit-il. Il nous invite à apprendre des créatures soi-disant inférieures, pour atteindre l’ataraxie si chère aux Grecs. Descartes et son ‘animal machine’ balaie d’un revers l’idée selon laquelle les animaux auraient une âme (pour rappel le mot animal vient du latin animalis désignant un être vivant mobile, dérivant d’anima, souffle ou air, un mot souvent traduit par âme). Schopenhauer qui a fait de son chien son principal héritier ne cesse d’affirmer : « les animaux sont principalement et essentiellement la même chose que nous ». L’homme, ‘animal métaphysique’, cherche la vérité : hors ce vouloir-vivre à tout prix, ne conduirait qu’à la souffrance.
Le félin est bien loin de toutes ces préoccupations. Attribut des divinités païennes le chat disparaît presque au 12è siècle. C’était mal connaître ses 9 vies. Il revient en force, notamment avec sa présence précieuse et son rôle méconnu durant 14-18. Fuyant des villages abandonnés par leurs habitants il trouve refuge avec le gîte et le couvert dans les tranchées, réclamant nourriture et affection.
IL EN FAUT PEU POUR ÊTRE HEUREUX
Tout en ressassant le passé, le présent échappe et le futur nous inquiète. En bridant nos désirs comme Epicure le conseillait, en contrôlant notre pensée pour endurer l’inacceptable comme les Stoïciens nous enjoignaient à le faire, en suivant les conseils de Pascal pour qui le divertissement semblait moteur de toute vie, rien n’a semble-t-il fonctionné. Le ‘tigre de salon’ lui, n’a aucun mal à être serein : nul besoin d’oublier sa condition de mortel. Aucune angoisse intime ne vient déranger ses journées. Il chasse, mange, joue et dort. Dans n’importe quel ordre, cela lui ira. Nous passons une grande partie de notre vie à fuir notre ombre, les félins n’ont pas besoin de cette obscurité intérieure ; ces nyctalopes qui vivent au grand jour font de la nuit leur écrin.
LE CHAT, UNE CRÉATURE AMORALE ?
En Grèce il est recommandé de vivre selon sa diké, sa vraie nature, celle qui fait partie de l’ordre des choses. En Chine, suivre le tao c’est s’accorder avec les voies de l’Univers. Si Aristote admet l’existence de quelque vertu chez l’animal, Charles Darwin pulvérise l’univers anthropocentré du christianisme et déconstruit notre relation au cosmos par un argumentaire scientifique et non plus philosophique.
Ce poilu à 4 pattes égoïste et désintéressé possède une vie intérieure qu’aucune chimère ne vient perturber. En jouant de longues minutes avec une souris déjà au seuil de l’agonie, il nous renvoie l’expression la plus féroce du jeu. En tant que prédateur, un sentiment d’empathie trop fort le desservirait, lui pour qui la chasse reste le moteur premier pour survivre. On disait du style de Colette qu’il était « félin » : voluptueux et détaché, observant les humains à la dérobée se vouer une guerre perdue d’avance. Dans ‘La Chatte’ Le triomphe de Saha -délicate chartreuse aux yeux d’or- sur la jeune épouse Camille, ne fait aucun doute. La jalousie a changé de camp. De Patricia Highsmith à Tanizanki nombre d’écrivains n’ont cessé de s’extasier sur les tribulations merveilleuses de leurs compagnons. Médiateur, pacificateur, thérapeute, le greffier est tout ça et tellement d’autre chose. Chaque jour est une bénédiction pour Felis silvestris. Ne connaissant ni regret, ni remord, la quête de l’animal se résume à l’essentiel : trouver le bon endroit pour dormir, le rayon de soleil qui mettra sa fourrure en valeur, une gamelle et une habitation avec des humains à l’intérieur. Ces chats de hasard qui viennent un jour troubler votre ordre établi sont de véritables messagers. Encore faut-il savoir les entendre.
Philosopher ne sert à rien. Pour être heureux, inspirons-nous des chats. Depuis la nuit des temps, de nombreux penseurs ont cherché des moyens d’accéder à une forme de plénitude. Hélas l’épineuse question de savoir comment mener notre barque continue de susciter les mêmes débats. Les chats n’ont pas ce genre de problème. En accord parfait avec leur nature, ils semblent se satisfaire pleinement de la vie. Ces créatures philosophiques qui partagent nos vies depuis 10 000 ans nous échappent encore aujourd’hui.
Il est peut-être là le secret de l’existence. Accepter de ne pas tout comprendre en se laissant dériver dans leurs beaux yeux, mêlés de métal et d’agate.