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Pour mieux repenser notre lien aux animaux et à la façon dont nous les percevons et nous les traitons, Audrey Jougla nous convie à une discussion chorale, animée et éclairante. En entamant le dialogue avec un prêtre, un SDF, un éleveur de chèvres ou un cadre de l’industrie alimentaire, un dirigeant de parc-refuge ou un dératiseur, la parole est donnée à certains acteurs que nous avons rarement l’occasion d’entendre : c’est chose faite. Une causerie se veut légère et informelle, et pourtant le sujet est grave. Jamais la bête n’a été autant exploitée, dominée, tuée.
Notre vision de l’animal est indissociablement forgée par notre enfance. Pour certains il symbolise un refuge, une promesse d’altérité rassurante, un endroit où se blottir quand rien ne va, et pour d’autres l’objet de 1000 sévices car très vite un enfant sait qu’il peut faire mal à plus petit que lui. La religion nous a fait à l’image d’un Dieu tout puissant, heureusement Saint François d’Assise nous rappelle nos devoirs à l’égard de nos frères non humains. Walt Disney répond à cet univers enchanté en proposant une autre grille de lecture. Au fil des siècles, de l’Antiquité à Descartes jusqu’à nos jours, la notion de vivant s’est imposée dans le discours. Une notion parfois vague qui certes évite les ruptures mais qui tend à protéger la ‘ressource’ nécessaire à notre survie bien plus que l’animal lui-même.
Le Ross 308 est une lignée génétique de poulets industriels qui gonflent 4 fois plus vite. La rentabilité est devenue outrancière, la productivité le maître mot. Définir le bien-être animal nécessite une connaissance zootechnique. Pas sûr que les 90% de porcs actuellement élevés sur caillebotis voient leurs 5 libertés fondamentales respectées. Le calvaire du transport, l’abattage, le discours de la filière viande qui renoue avec une sémantique de force vitale gorgée de testostérone. Tout est fait pour purement et simplement gommer la nature de chaque individu. Du moment qu’il tombe dans l’assiette.
Dans les océans, l’hécatombe fait rage. La récolte de saumons transforme ce champion des cours d’eaux en un poisson obèse et maladif. La mer opacifie notre perception et pourtant ce qui se trame en dessous est un désastre écologique : l’aquaculture est rarement mise en lumière. Une maltraitance inaudible que nous ignorons.
Au fil de son essai Audrey Jougla ne cesse de se demander ce que les animaux ont bien pu faire pour mériter un tel enfer. Nos pulsions violentes sonnent comme une rancœur inavouée envers la société : on transfère sur son chien une virilité que l’on aimerait avoir, histoire d’afficher une puissance sociale. On fait encore combattre des coqs dans le Nord de la France. Plus que l’appât du gain, c’est l’affrontement qui fait onduler de plaisir malsain un public accroc. Certains bipèdes trouvent hilarant d’enfermer 2 chiens dans un coffre. La violence qui se répand insidieusement sur les réseaux sociaux, appelle la cruauté. Qui elle-même nourrit une haine et une souffrance que les humains renvoient à ces êtres vivants non humains.
Comment expliquer que la cause animale n’ait jamais été autant investie dans le débat public depuis 2015 et que les sévices graves aient augmenté de 36% entre 2019 et 2020 ? Sans parler du nombre d’abandons qui chaque été affole les compteurs des refuges, débordés, dépassés et impuissants.
Un éclairage philosophique est le bienvenu. « Peut-on penser que les animaux remplissent les fonctions que les sentences publiques de condamnés ou les épidémies contenaient auparavant ? » Un besoin d’assouvir des pulsions qu’une société n’autorise plus publiquement ? Peut-être.
Corridas, cirques, delphinariums : l’enfermement de l’éléphant dit notre victoire sur sa liberté, son dressage souligne notre domination de son instinct. En somme, la justification d’une double conquête : l’animal et son territoire sauvage. Les paillettes sous les chapiteaux masquent l’indicible misère quotidienne d’un roi de la jungle coincé dans sa cage. Pense t’il aux vastes étendues herbeuses africaines ? Espérons pour lui que non. « La violence à l’égard des animaux prisonniers est impardonnable mais la montrer aux enfants en la leur cachant est monstrueux ». D’ailleurs, les zoos ne parlent-ils pas de « collections » ? Une représentation bien plus qu’une présentation. De nos jours, tout semble si accessible : envie de voir un tigre sur un rocher en carton-pâte ? Une panthère noire sonder votre âme derrière des barreaux ? C’est possible. Notre défi au 21è siècle devrait être l’inverse : apprendre aux visiteurs à percevoir ces somptueuses créatures comme n’étant pas forcément disponibles.
Traquer un cerf, décider de sa vie ou de sa mort : simple question d’orgueil ou d’hubris. Se mesurer au sauvage pour marquer sa réussite en glanant au passage un trophée. Dire d’un renard ou d’un blaireau qu’il est nuisible car empiétant sur le territoire d’autrui ; mais alors comment qualifier l’humain qui s’accapare, régule, quadrille chaque cm2 de terre, de forêt, d’océan, de montagne ? Les animaux sont les témoins vivants de notre lieu de vie : il importe de réapprendre à cohabiter.
Audrey Jougla n’a pas oublié ses lectures d’enfance quand « LES MÉMOIRES D’UN ÂNE » lui donnaient soudainement accès à un monde amorti de tous les heurts de l’âme. Elle y puisera un désir de justice chevillé au corps : un premier levier pour fonder Animal Testing qui défend les animaux de laboratoire. Indignée au point d’y consacrer les 12 dernières années de son temps libre, elle n’aura de cesse de mettre en lumière ce qui se trame dans l’obscurité, dans un silence assourdissant et aseptisé. Elle choisira ce combat car ce sont les animaux les plus difficiles à défendre : invisibles, inconnus, sous couvert d’une souffrance d’emblée justifiée moralement non questionnable, ils subissent, isolés. C57BL/6J n’est pas un code barre mais la référence de la souris de laboratoire la plus utilisée. En attendant une transition, des millions de souris, macaques, chats, chiens, continuent chaque année de souffrir pour nous : c’est ainsi que l’on présente leur nécessité. Mais que cherche-t-on à guérir ? 9 médicaments sur 10 testés avec succès sur l’animal échouent sur l’humain. « Un taux d’échec hallucinant » assène Audrey Jougla qui n’aura de cesse de brandir la limite morale : au moins envisager d’arrêter les expériences dites sévères (12%).
Là où l’humain ne parle plus, l’animal lui est loquace : tour à tour médiateur, pacificateur, soutien émotionnel unique, aidant, il nous permet d’habiter le monde autrement. Médiation, chiens d’assistance juridique. Sommes-nous à la hauteur face à ce qu’ils nous donnent et ce que nous leur ôtons ? Et que serions-nous sans eux ?
« CAUSE(RIES) ANIMALES – PETIT TRAITÉ POUR LES MALTRAITÉS » met en lumière ce rapport ambigu que nous entretenons avec les animaux. Une réflexion philosophique puissante, empreinte d’humilité, de questionnements profonds. Audrey Jougla pose les bonnes questions dans un ouvrage émaillé d’une émotion palpable, d’un amour vital pour tous ceux qui un jour on emplit sa vie d’une saveur particulière. La petite fille n’est jamais loin ; peut-être trahie, car elle ne savait pas tout.
Son questionnement reste essentiel :
« Dans son passage impalpable et son empreinte éphémère, l’animal ne questionne-t-il pas ce que nous laissons ? » (…) Au travers de mes voyages, mes interlocuteurs ont souligné leur besoin de rendre aux animaux ce que ceux-ci avaient fait pour eux. Le refuge que nous offre l’animal appartient aussi au temps perdu de l’enfance, il a les contours de sa fragilité, de sa fugacité comme de son innocence. Un abri tissé d’une autre sensibilité, à l’écart du tumulte humain permettant de nous consoler de celui-ci. Les sabots de l’âne Cadichon, les barrages des castors, le regard du cerf qui a croisé ma route et l’odeur de mon chien m’ont rendu ce monde plus habitable ».
Cette déclaration d’amour nous la portons aussi en nous pour peu qu’un être de lumière à poils, plumes ou écailles ait un jour éclairé notre vie. Il est déroutant ce moment où notre existence croise un animal : catalyseur d’un engagement, comme si une brèche poétique et sensible s’ouvrait en nous permettant une nouvelle manière de penser, d’agir, de sentir, inaugurant un style d’engagement vivant parmi les vivants. Le naturaliste Réaumur parlait de « Merveilleux vrai » face aux insectes qu’il étudiait : tout est dit.
« CAUSE(RIES) ANIMALES » est un chemin littéraire riche de questionnements et de clés pour mieux appréhender demain. Face au bruit du monde, sachons écouter les présences silencieuses.