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Dans un futur peut-être proche, allez savoir, la zoogrippe fait rage. Les humains infectés développent des capacités à communiquer avec wallabies, crocodiles mouches ou vaches. Un art du décodage des messages non verbaux qui part en vrille est à l’origine de ce premier roman audacieux écrit avec maestria. En tissant la toile d’une fable dystopique étourdissante LAURA JEAN MC KAY nous invite à prêter attention à la courbe d’une oreille ou l’ échine d’un dos. Étudier l’umwelt est une chose, mettre en mots les pensées animales sans sombrer dans l’anthropomorphisme – et pourquoi pas d’ailleurs – ou dans un optimisme excessif quant à la cohabitation paisible avec les oiseaux, insectes et mammifères, en est une autre. Une mise en abîme d’un monde méconnu portée par une plume qui fait mouche.
Joan grand-mère modèle acoquinée à la vodka est guide dans un parc animalier australien. À bord de son petit train elle fait le bonheur des touristes en s’inventant des dialogues avec les résidents à poils ou écailles, loin d’imaginer que la réalité va la rattraper. Sa protégée s’appelle Sue, une femelle dingo qui pousse un matin pas comme les autres, un cri d’alerte inhabituel, sorte d’ultime mise en garde : elle sait des choses sur le monde que les humains ignorent. Aux quatre coins du pays d’étranges phénomènes se déclarent conjointement : des libérations intempestives de zoos et cette maladie des animaux qui parlent ! La tension monte au pays des marsupiaux, de la terre rouge et des routes cabossées et interminables qui n’en finissent pas d’arriver.
SCIENCE ET PHILOSOPHIE AU SERVICE D’UNE POÉSIE BRUTE
Le lecteur se retrouve de façon troublante entre deux mondes qui se rejoignent. Passant d’un langage à l’autre, tout naturellement. C’est toute l’originalité de ce roman qui ne ressemble à aucun autre, traversé par la grâce et la poussière, le désenchantement et l’élégance animale. Wallabies, dingos, rats de roches ou chouettes aboyeuses ont décidé de prendre la parole. Comment illustrer leurs pensées ? L’autrice a choisi une forme de haïku staccato, débit haché comme une parole trop longtemps contenue. Pour savoir ce que pense un dingo, regardez son pelage. Lisse et brillant il est détendu, hérissé il est nerveux. Les souris parlent avec leurs fourrures et « racontent tout le temps des trucs, c’est juste qu’avant on ne comprenait pas ». Savoir qu’un aigle vous survole dangereusement en vous appelant « Tendon » n’est pas du meilleur augure.
Grand-mère hyper active, petite fille enjouée, belle-mère excessive, fils naïf et rêvant de faire monde commun avec les baleines, tous vont se retrouver à devoir composer avec la partition de bruissements et de claquements de dents. Le silence n’est plus. Ce monde qui faisait rêver – savoir ce que pensent vraiment un animal – ne tiendra peut-être pas ses promesses de bisounours. Le chaos est là, les humains se demandent si tout cela est inévitable ;
« C’est à cause de nous qu’ils (les animaux) sont en vrac ça fait des milliers d’années que ça dure. Ils sont domestiques mais avec un corps sauvage ou sauvages et un corps domestique, ou un mélange flippant des deux ».
ROAD-TRIP VERS LES BALEINES
À la recherche de son fils Lee et sa petite fille Kim, Joan et Sue embarquent dans un road-trip à travers une Australie désertée par la solidarité et envahie par la désolation. Sur la route, nez, bouches et oreilles des humains sont recouverts de papier toilette pour ne plus ‘ressentir’ la cacophonie de messages entrants. Sue est délicate, sensible comme un brin d’herbe et toute sa fourrure bruisse. Plutôt que de rejoindre une meute, elle explique à Joan pourquoi elle a décidé de la suivre. Sous forme d’images saccadées, on comprend alors que le souvenir de l’humaine pour la chienne sauvage, est un visage baigné de larmes, en plein jour. C’est simple et hyper puissant.
« Son visage est
Un désert avec de l’eau, sa bouche
Entière (hier)
Le ciel »
Les kilomètres sont avalés à travers des paysages fantomatiques : on dirait que le monde est tombé à la renverse et que toutes les créatures ont chuté dans le vide. Sur un parking désaffecté Joan reçoit le message d’une jument craintive aux naseaux soyeux mal à l’aise avec ceux qui la montent :
« L’herbe
Gagnera
Ce soir. Et
Le cœur battant »
Les vaches dans un murmure peu audible se confient :
« Ça peut
Dire à mes
Bébés que
Je suis
Toujours
Là ».
L’ENFER C’EST LES AUTRES
Pour ne plus entendre la révolte animale, les humains s’auto-trépanent avec un tournevis. Faire le vide dans sa tête au sens propre et figuré ! A la fin de l’odyssée, Lee fils prodigue est retrouvé sur le rivage où au loin se profilent de sombres masses à la couleur du béton, d’immenses créatures aquatiques qui chantent. Les baleines sont comme des sirènes, promesses d’abysses réconfortantes. Comment y résister ? Voici leur inlassable mélopée :
« Reviens à la maison c’est
Parti
Trop longtemps »
Ce roman percutant est aussi et avant tout l’histoire d’une amitié entre une humaine et une femelle dingo. Une relation où l’animal avec ses oreilles affectueuses, ses socquettes blanches, sa fourrure épaisse couleur gingembre, ses pattes robustes, semble porter tout le poids du monde sur sa nuque. Alliées dans l’épreuve, soutien indéfectible l’une pour l’autre, les deux se sont trouvées une raison d’avancer ensembles. Leurs corps crépitants se répondent sans jamais douter. Une harmonie dans l’urgence qui n’ignore pas la menace sourde. La radio parle d’un vaccin, une militaire se pointe au loin avec une seringue. Une fois piquée Joan pourra t-elle renouer le dialogue avec Sue ?
Dans ce monde de dingos.
La thérolinguistique désigne l’étude des productions écrites par les animaux. Une discipline d’abord fictive et reprise en 2021 par la lumineuse philosophe Vinciane Despret dans son « Autobiographie d’un poulpe », à la croisée de la littérature et de l’éthologie. En interrogeant la frontière entre les espèces, LAURA JEAN MC KAY pousse le curseur un peu plus loin. Sa poésie brute réveille notre part animale. En lice pour le Prix Maya 2026, « LES ANIMAUX DE CE PAYS » recréent une passerelle entre tous les animaux, pour le meilleur et pour le pire.
À tous les sceptiques sur la communication inter-espèces, après avoir refermé ce roman qui longtemps vous habite, partez à la rencontre d’Anna Breytenbach et la panthère noire DIABOLO – SPIRIT. Nous en reparlerons après.
À travers nos feulements et nos fourrures bruyantes.