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Notre perception de l’ours polaire évolue, tout comme la banquise sur laquelle il ne se fatigue jamais de déambuler, tel un voyageur tranquille toujours curieux. Rémy Marion en est à sa 4ème monographie sur ce vagabond des glaces, athlète à la démarche chaloupée et à la silhouette de danseur. Arctique vient du grec arktikos : relatif aux ours. Les Inuits n’ont pas moins de 10 mots pour évoquer la neige et 93 pour parler de la glace du Grand Nord. Leur poésie est sans limite et leur rapport au grand prédateur, fort et respectueux. Les bouleversements climatiques sont et seront les principale menaces risquant d’impacter le voyageur polaire. Il est menacé c’est indéniable mais moins que les morses ou autres narvals. En Arctique, le réchauffement est 4 fois plus important qu’ailleurs avec une progression moyenne de 4°. L’ours polaire sait s’adapter mais jusqu’où ?
Cet ouvrage à la couverture scintillante tel un flocon de neige sous les aurores boréales est une déclaration d’admiration; la connaissance, la verve, l’humour, la tendresse de Rémy Marion pour l’animal sont contagieuses. Avec un respect infini il nous invite à une découverte passionnante. L’ours polaire le subjugue depuis si longtemps que les qualificatifs fusent sans jamais faiblir : élégant, puissant, sobre, insouciant, efficace, sûr de lui, svelte, charismatique. Connaitre ce grand prédateur, son évolution et son cheminement adaptatif, est fondamental pour tenter d’extrapoler les mécanismes mis en place sous les effets du réchauffement. Les caractéristiques morphologiques de son crane en particulier réduisent ses possibilités d’évolution vers un régime moins carné et démontrent des difficultés à s’adapter à nouveau rapidement. Carnivore ultra spécialisé, sa gourmandise c’est le phoque, qu’il traque inlassablement en passant sa tête effilée dans les trous de banquise. Le paramètre le plus important pour sa bonne santé n’est donc pas l’étendue de la banquise mais la durée pendant laquelle elle lui permettra de s’alimenter.
Vivre libre et sauvage, c’est simplement exister et bien sur les menaces anthropiques se multiplient et guettent l’énigmatique Nanouk. Libre comme l’air, semblant vivre au petit bonheur la chance, il est éternel errant selon les Inuits. Pas moins de 19 sous espèces habitent le Grand Nord dispersés sur les côtes de 5 pays. Citoyen du monde, sa population varie selon ses itinérances qu’elles soient russes, norvégiennes, canadiennes, groenlandaises. Sa silhouette nous est familière, ses voyages erratiques nous fascinent.
Géant, athlète de décathlon capable de vivre sous moins 50 degrés en plein «white day» ou dans le blizzard, il sait parfaitement où il va et métabolise sa graisse pour avoir suffisamment d’eau en réalisant des déplacements aquatiques optimisés. S’adapter à l’extrême est sa marque de fabrique. La sobriété du geste le pousse à poser sa patte postérieure dans la trace antérieure, rien de tel pour économiser l’énergie. Ses oursons auront à la naissance la taille de 2 grosses belles pommes pendant que leur mère veillera à ne disperser aucune calorie vers l’extérieur : une vraie bouteille isotherme ! Sa spécialisation le fragilise ne consommant qu’un seul type de proie 8 mois par an, le reste du temps il jeûne. Un grand faisceau d’adaptations morphologiques, anatomiques, physiologiques et comportementales le hisse au rang des plus grands prédateurs : un colosse aux pieds d’argile ?
Explorateurs comme chasseurs de baleines ont éclairé nos lanternes sur ce bel animal. Pierre Perrault est un grand documentariste québecois qui raconte très bien l’ours, vivant dans un univers mouvant, en perpétuelle destruction et reconstruction : « Ce cavalier des banquises, ce chien de Dieu, qui a la force de douze hommes et la finesse de onze -, disent les gens du froid qui le respectent au point d’affirmer qu’il est presque un Esquimau – fait chaque année le tour du froid sans poétiser. Dans le seul but d’atteindre une proie à engloutir ».
Les menaces qui pèsent sur Nanuk sont nombreuses : pollution par le pétrole, micro-plastiques et micro-fibres, métaux lourds, mercure libéré par le permafrost sans oublier la pollution sonore des motoneiges qui perturbe les tanières des petits. Fin décembre 2023 un cas d’infection de grippe aviaire a tué un individu pour la première fois. Un bien funeste signal pour l’avenir. Au Groenland la chasse perdure avec ce respect du gibier : l’animal devient un partenaire social et non pas un étranger à la communauté. Cette pratique est un marqueur social et territorial fort, devenant un enjeu identitaire bien réel et un étendard pour les ONG qui réclament son abolition. Les Inuits eux, se sont inspiré des techniques des ours pour chasser le phoque.
Non sans émotion et indignation Rémy Marion assimile le prédateur à une icône fatiguée, tête de gondole de la communication. En effet en devenant l’incarnation du réchauffement climatique seul sur son glaçon, nouveau totem d’un monde qui a déjà perdu 6O% de sa faune sauvage en 40 ans, Nanuk incarne la victime idéale de la mondialisation L’ours est l’autre de l’homme : cela fascinait le chasseur inuit et excite l’écologiste contemporain. Se montrer avec lui c’est être activiste ; en devenant cas d’école, il montre notre incapacité à nous emparer d’un problème sans repères reconnus. Devenu produit d’appel pour les agences de voyages, le grand prédateur blanc et sauvage peut être victime de son image !
Le passionné s’insurge encore. Comment peut-on dire que maintenir une espèce en captivité permet de le sauver si son milieu naturel ne lui offre plus les conditions de vie nécessaires ? Comment justifier la captivité sous prétexte qu’ils vivent plus vieux ? A ce jour 300 ours polaires sont captifs dans le monde sous couvert de dialectique assez indigeste en rapport avec le réchauffement climatique. Au zoo de Santiago du Chili, l’ours Taco a passé 18 ans de son existence, à regarder une fresque de glaciers peinte sur un mur de béton face à lui. Assis nuit et jour. A quoi pouvait-il donc bien penser..
L’histoire semble hésiter sur le devenir de l’ours blanc. Il est protégé et la chasse au trophée continue, si un individu pose problème, il est abattu. Selon Rémy Marion « l’histoire doit guider une vision globale et objective et permettre de construire de nouvelles relations, de nouveaux projets communs. En cela l’histoire de la communauté de Churchill est exemplaire » 300 ours et 800 humains apprennent à cohabiter dans cette petite ville du Manitoba au nord de la baie d’Hudson au Canada. Aucun accident mortel n’est à déplorer depuis 1984.
L’ours polaire est un clochard magnifique, un vagabond des grands espaces glacés. N’en faisons pas un détenu à perpétuité. Un animal sauvage trop familier avec les hommes est en danger, car en franchissant la barrière indispensable au partage de l’espace, ce ne sera jamais le sauvage, le gagnant. L’ours blanc espèce universellement reconnue et vénérée depuis des millénaires est prise comme un avatar facile à brandir pour faire diversion sans s’attaquer au vrai problème. Il nous rassure face aux crises majeures, il nous console de nos erreurs. Nier sa sauvagerie en l’anthropomorphisant c’est le tuer lui, et nous aussi.
L’ours blanc débonnaire ne peut et ne doit pas disparaitre : sans lui la banquise survivrait mais notre imaginaire, non. Et c’est ce qui demeure quand l’espoir s’effrite et se craquèle. Au fil de ses rencontres hasardeuses, surprenantes et inoubliables Rémy Marion s’est interrogé sur l’utilité de traduire avec des mots et des émotions quelque chose qui ne peut que nous échapper. L’étendard de notre suffisance.
« L’ours polaire, personne ne lui veut du mal, il est apolitique mais géopolitique, il est laïque mais peut devenir un dieu médiatique, il paraît indestructible mais pourtant tellement fragile. Il est une clé, un feu clignotant pour certains, un épouvantail pour d’autres, un faire-valoir pour quelques-uns. Tout le monde a son ours polaire »
« L’OURS POLAIRE – VAGABOND DES GLACES » est un ouvrage dense, athlétique, parfois léger, toujours soutenu, qui sait exactement où aller pour mieux nous embarquer ; sorte de trait d’union pour tenter d’approcher le mystère du grand fauve. L’auteur semble avoir pris le rythme de ce magnifique voyageur à la robe couleur beurre, la tête au vent, traçant sa route. A nous humains, d’en prendre le plus grand soin. Parce que nous partageons avec l’animal les mêmes territoires, la question de la cohabitation devient centrale. Il nous faut créer les conditions d’un dialogue et d’une nouvelle alliance. Notre approche du vivant devrait s’aligner sur une quête urgente de sens en regagnant de l’humilité. Après tout nous ne sommes qu’une poignée d’humains perdus dans un océan d’étoiles.