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Pour le philosophe Malebranche, « Les animaux mangent sans plaisir, ils crient sans douleur, ils croissent sans le savoir : ils ne désirent rien, ils ne craignent rien, ils ne connaissent rien : et s’ils agissent d’une manière qui marque intelligence, c’est que Dieu les ayant faits pour les conserver, a formé leurs corps de telle façon, qu’ils évitent machinalement et sans crainte, tout ce qui est capable de les détruire ». L’animal sans âme ne serait donc qu’un corps mécanique.
3 siècles plus tard avec son vertigineux récit « UN MONDE IMMENSE – Comment les animaux perçoivent le monde » le journaliste scientifique Ed Yong lève un voile bordé de merveilleux et de découvertes insoupçonnées et somptueuses, en nous conviant à un voyage hors du commun sur le monde propre à chaque espèce animale, l’umwelt. Comment l’animal l’expérimente t’il et de quelle manière perçoit-il son environnement ?
Nous partageons cette planète avec d’autres êtres vivants et chaque espèce a une manière singulière de l’habiter. Ed Yong nous invite à une immersion étourdissante et à investir cette multitude de mondes intérieurs comme autant de bulles sensorielles et de réalités alternatives et parallèles. Notre Terre foisonne de vibrations, de secousses, d’odeurs, d’images et de sons. Au fil des siècles, les biologistes des sens ont dû penser un peu comme des artistes, en laissant leur imagination éclairée s’adosser à la science pour nous révéler ce que nous ne voyons pas. Tout être vivant animal insecte, poisson, particule ou grand mammifère, possède un monde propre à lui. « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que n’en rêve notre philosophie » dit Hamlet à Horatio.
S’il nous arrive de ne pas pouvoir sentir quelqu’un, le chien lui, entame une véritable odyssée dès lors que sa truffe au ras du sol, le balade dans une variété insoupçonnée de sensations. Quand il renifle, il lit des biographies. Les éléphants, dont la vie est entièrement déterminée par les odeurs, sentent le danger incarné par de jeunes masaï, ou sont capables de creuser des puits profonds en cas de sécheresse. Chaque congénère inspecté par la trompe est une mine d’informations ; le paysage est alors cartographié selon l’odorat. Le poisson-chat est à lui tout seul une langue qui nage, son corps étant entièrement recouvert de papilles gustatives.
Notre capacité à percevoir la lumière est une pure merveille biologique. Cependant notre vision d’humain embrouille notre appréciation, persuadés que les animaux peuvent percevoir ce que nous-mêmes voyons. Il n’en n’est rien. Le calmar avec ses yeux de la taille d’un ballon de football peut voir jusqu’à 120 mètres, des éclairs de bioluminescence provoqués par le plongeon d’un cachalot quand celui-ci heurte des petites méduses. C’est l’heure de la fuite. Le calmar étant le mets préféré du géant des mers ! Des pétoncles attachées sur des mini-sièges face à un moniteur sur lequel défilent des images de particules appétissantes ouvrent frénétiquement leurs petites coquilles : leurs façons d’explorer le monde.
Le premier pas pour appréhender l’umwelt d’un animal est de comprendre à quoi lui servent ses sens. Au cœur de perpétuelles controverses ressurgit la notion de souffrance pour les poissons, insectes ou crustacés. La distinction entre la douleur et la nociception (le fait de retirer mécaniquement une patte en cas de brûlure) est une question moralement vitale car elle affecte les normes régissant la pêche, l’abattage, l’expérimentation animale et notre consommation. Quand un homard vivant se tortille dans une eau bouillante, que ressent-il ? Et la pieuvre avec ses 9 cerveaux et ses 500 millions de neurones ? Si l’écureuil terrestre supporte des températures extrêmes des 2 côtés, la mouche elle, coiffée de ses antennes véritables thermomètres en stéréo, semble prise de folie avec ses vols chaotiques : il n’en est rien, elle utilise juste ses capteurs thermiques pour s’orienter. Le coléoptère lui, pratique l’acte sexuel le plus spectaculaire du règne animal au beau milieu d’une forêt en feu !
Le toucher reste l’un des sens les moins étudiés et pourtant il convoque l’intimité et l’immédiateté comme nous le montre la loutre de mer avec ses paumes de pattes effleurant différentes textures avec gourmandise. L’humain cartographie son monde avec ses rétines, la souris et le phoque avec ses vibrisses. Le poisson lui, a un super pouvoir insoupçonné : une ligne latérale lui permettant de détecter de loin des informations essentielles à sa survie : c’est le toucher à distance. Pour rester en vol, un oiseau doit sans cesse ajuster la forme et l’angle de ses ailes pour lire le vent qui le porte. Sinon, c’est la chute libre. Le têtard dans son œuf, arrive à distinguer les vibrations extérieures menaçantes et celles, inoffensives. Il a un pouvoir d’action en utilisant l’information pour se défendre, il a donc un umwelt.
Ed Yong est sous le charme de ces milliers de chants inaudibles d’insectes qui par le biais de vibromètres traduisent des vibrations silencieuses en mélopées bouleversantes. Il y aurait 200 000 espèces d’insectes, donc 200 000 raisons de se réjouir. Une araignée du Japon nommée l’orbitèle, ajuste la taille de sa toile en fonction de sa proie : elle pense avec sa toile et en transformant la soie, elle transforme ainsi son esprit. La chouette est passée experte dans l’art de tendre l’oreille au passage furtif d’une souris sous des feuilles. La mésange de Caroline accorde la hauteur du son de son chant durant le printemps, et en modifie son tempo, en automne. Des acousticiens ébahis ont pu entendre des chants de baleines au large de l’Irlande avec un microphone placé à 2000 kms de là. Et tout à coup le monde semble plus vaste dans l’espace et dans le temps. Les éléphants se saluent par le biais d’infrasons se propageant dans l’aube Africaine. Un rat chatouillé par un humain émet des gloussements ultrasonores à des fréquences inaudibles pour nous.
La championne toute catégorie reste la chauve-souris qui avec son sonar biologique repère tout objet sur sa trajectoire de vol. Aujourd’hui la Navy compte sur le dauphin pour localiser des mines ennemies enfouies dans les ports. Le son du cachalot est lui, l’un des plus étourdissant du règne animal : l’équivalent d’une explosion. Les décibels s’unissent en une symphonie tonitruante sous les mers. Des tortues sont capables de parcourir des milliers de kilomètres dans l’océan pour revenir à leur plage natale : la signature magnétique de leur lieu de naissance est à jamais imprimée dans leur mémoire.
En se déplaçant, tout animal reçoit deux informations de ses organes sensoriels : celles extérieures et celles produites par son propre corps. C’est ici qu’intervient l’incontournable notion de SENTIENCE et peut-être sa raison d’être : un processus de distinction perpétuelle des expériences, entre ce qui est autogéré et ce qui est généré par un autre. Les animaux ne peuvent pas comprendre le monde autour d’eux sans se comprendre eux-mêmes. Le monde sensoriel d’un animal n’est pas distinct de son corps. C’est un tout.
Cet ouvrage limpide, foisonnant et scintillant nous révèle des merveilles. Il embrase notre conception de toute vie sur terre. Or, cette ère géologique qu’est l’anthropocène définie par l’ampleur de l’action humain, génère une pollution sensorielle terriblement perturbante pour le règne animal. Si la pollution lumineuse est par endroits si dense qu’elle en éclipse les étoiles, la pollution sonore elle, fausse les trajectoires d’oiseaux comme les itinéraires des cachalots. « La pollution affectant nos sens est la pollution de la déconnexion. Elle nous détache du cosmos. Elle noie les stimulus qui relient les animaux au monde autour d’eux et aux autres animaux. En rendant la planète plus lumineuse et plus bruyante, nous l’avons fragmentée. En rasant les forêts pluviales et en blanchissant les récifs coralliens, nous mettons en danger les environnements sensoriels. Cela doit cesser. Nous devons préserver le calme et sauver la nuit ».
L’espèce humaine en se propageant à vitesse grand V, a provoqué un silence sismique en bouleversant l’équilibre du monde. En homogénéisant les territoires, en les privant de diversités, nous courons le risque de voir chaque jour des espèces disparaître. Nous privons de sens ce monde qui nous entoure. Prendre conscience que nous partageons cette planète avec d’autres êtres vivants, nous oblige à un questionnement fondamental, à un changement de paradigme. En normalisant l’anormal et en acceptant l’inacceptable, nous nous rendons coupables pour l’éternité de l’appauvrissement de la vie sur terre. Le monde sauvage doit revenir à notre portée de regard et de toucher car la nature n’est en rien, séparée de l’humanité. Si l’électricité est aux poissons ce que les échos sont aux chauve-souris, les odeurs aux chiens et la lumière aux humains, c’est que le cœur de nos umwelt diffère de beaucoup. C’est bien là toute la magie qu’il nous incombe de ne jamais briser.
Cet ouvrage a reçu les ovations de lecteurs électrisés par tant de chatoyance et de poésie. La splendeur se cache dans les détails d’ « UN MONDE IMMENSE ». Immense car il nous invite à retrouver de l’imprévu poétique dans le familier, du sacré dans le profane, du sens par les sens. Notre plus grand talent sensoriel est de se pencher sur le monde des animaux et nous sommes la seule espèce capable de le faire. En nous invitant dans leur univers, nous recevons cette bénédiction même si nous ne l’avons pas méritée.
En prenant conscience de la particularité et de l’incomplétude de notre perception, nous l’enrichirons : faire toute la place à la sensibilité non-humaine et aux autres espèces pour envisager un monde qui aurait encore plus de sens, voilà notre ultime mission pour modifier la trajectoire inquiétante de notre avenir pour le moins incertain. C’est le moins que nous puissions faire.