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C’est au cœur des montagnes pyrénéennes que vont se jouer les destins croisés de Gaspard jeune berger entamant sa 3ème estive, nourri à l’amour des montagnes mais aussi depuis peu à une appréhension lancinante, Alma jeune éthologue fougueuse et animée par l’étude du comportement des animaux sauvages, et Negra imposante ourse femelle qui danse avec les crêtes, suivie de ses 2 joyeux oursons. Si dans les hauteurs le sauvage règne en maître, dans la vallée, sarcasmes et moqueries sont légion et nourrissent les discussions au comptoir.
Dans ce magistral roman écrit avec la terre et la sueur, Clara Arnaud nous invite à plonger dans le quotidien d’une estive dont la présence de l’ourse interroge, inquiète mais aussi, subjugue : les hommes qui en sont les gardiens sont entourés de montagnes tantôt protectrices tantôt menaçantes ; enfermant autant qu’elles protègent. Elle nous fait nous interroger sur la part de sauvage que l’homme daigne laisser intacte : la présence du plantigrade déchaine les guerres intestines, subtile prétexte à une opposition bien plus profonde : celle du monde rural face au monde urbain. Une guerre qui pousse chacun à être sa propre caricature. Le débat dépasse l’enjeu de sa présence : il s’agit bien plus du rapport de notre société au monde sauvage ; cette part qui nous échappe, si imprévisible. L’animal est un bouc émissaire bien commode. Il serait plus sage pour lui de rester caché.
Si de nos jours le plantigrade déchaine les passions, au 19ème siècle le fauve était dressé comme ours dansant par des saltimbanques qui taillaient la route, loin très loin pour faire fortune. Ce sera le cas de Jules qui, parti d’un petit village des Pyrénées pour New-York, connaîtra une ascension fulgurante et une chute tragique. Son histoire résonne douloureusement 1 siècle plus tard. Jules fera de son ourse, une amie, une muse, une camarade de jeu, une sœur : tout sauf un animal. Ce roman est aussi celui de l’adaptabilité : les bêtes et les hommes face à un climat qui s’affole où les brebis semblent ne plus respecter aucune de leur chorégraphie habituelle et se ruent sur la rosée du matin salvatrice, un berger face à un souvenir qui vient le hanter remettant en question sa place dans l’estive, une éthologue face aux doléances, colères, menaces et sarcasmes de ceux qui ne voient en la présence du prédateur qu’une menace à exterminer et non un merveilleux élément faisant partie d’un tout à respecter, celui du Vivant.
Une cohabitation est-elle possible et à quel prix ? Avis, positions, regards divergent. La parole est donnée à chaque camp. Pendant que Negra elle, continue de déambuler majestueusement sur son territoire, toujours en se dérobant. Avec une écriture puissante, ample et généreuse, cette plongée dans l’univers rugueux et âpre des bergers vaut bien un documentaire. Les doutes, les peurs, les joies s’entremêlent au quotidien. La montagne est un personnage à part entière de ce roman, elle est organisme bien vivant au même titre que les humains et les animaux qui l’habitent. Elle éprouve et fait le tri entre ceux qui passent et ceux qu’elle accueille. Faire ce métier, c’est accepter la mise à nu qui impose d’engager son corps autant que sa tête. Parfois Gaspard craque de voir ses brebis croquées par l’ourse, mais toujours lui revient ce sentiment d’émerveillement absolu, se sentant intégré à ce magma organique qu’offre la montagne.
Alma débutant ses affuts se glisse peu à peu dans les pas de l’insaisissable Negra, jusqu’à en devenir presque animale. Elle se doit de faire la démonstration qu’une meilleure connaissance du comportement des ours est nécessaire à la cohabitation inter- espèces. Limaces, mousse, plantes sont autant de prétextes pour aller arpenter les plis sauvages de la montagne. La griserie des hauteurs fait battre son cœur et éprouve son corps, et toujours cette difficulté de redescendre dans la vallée. Peut-être que là-haut l’air est si dense qu’il rend la grâce omniprésente. La forêt bouge, la montagne rêve et la solitude est pleine. Alma se prend parfois à douter du bien-fondé de ses recherches. La tâche est immense. « Et pourtant, tant de fois ces dernières semaines – lorsqu’elle rentrait du terrain après avoir rencontré des isards, repéré un triton dans le ruisseau, trouvé des traces d’ours et collecté les images des caméras, observant le passage d’un chat des bois, ou les tergiversations d’une martre, elle avait pensé que tout n’était pas perdu. Car il y avait dans la démarche, le regard, le corps en mouvement de ces bêtes, leur singularité, leur imprévisibilité, quelque chose qui échappait au contrôle, à la statistique, qui se déjouait des politiques publiques et des conflits territoriaux, une nécessité propre, une poésie, cette part sauvage qui avait résisté dans les interstices du monde ».
L’ourse Negra est une reine, et son règne fascine Alma. En habitant le monde avec ses oursons, elle incarne l’esprit de la montagne. Si dans les Alpes des travaux démontrent de réelles sociétés animales aux relations complexes qui se cotoient entre ours, brebis et patous, la vision des habitants des Pyrénées est plus radicale. Une ourse qui prélève de temps en temps une brebis pour nourrir ses petits cela affole les psychés et réveille de vielles peurs ancestrales. C’est toute la tragédie du sauvage qui se joue alors. Dans les replis des montagnes on ne tolère l’animal que s’il rentre dans des schémas de comportement standard. Par principe, chaque individu hors norme est donc suspecté : mais par définition l’essence même du sauvage est saupoudrée d’une merveilleuse imprévisibilité. Décidemment, l’humain n’aime pas être surpris.
A force de croisements entre humains et animaux, nul doute qu’une tragédie se prépare. Clara Arnaud nous en dessine les contours avec rugosité, densité et amplitude. Son style est généreux, la plume libre comme l’air, elle nous raconte plusieurs histoires en une, plusieurs destinées et l’indicible incompréhension de l’homme face au monde sauvage. Jusqu’où est-il prêt à lui laisser de la place ? Un souffle épique traverse ce roman à la matière composite : un alliage de joie, de larmes et de vent glacé. A travers l’écriture puissante de Clara Arnaud, nous sommes pris de vertige, le souffle court, aux côtés de ces hommes et de ces femmes qui chacun à leur manière pensent avoir la solution pour mieux cohabiter. L’ourse Negra elle continue de vaquer à ses belles occupations : son corps brun à la fois ample et puissant se détache en ombre furtive sur les crêtes lontaines.
Les éléments se fondent, se dissolvent, certains meurent, d’autres renaissent, Alma devient presque montagne se glissant dans les pas du fauve et sa quête quasi mystique la fait se sentir encore plus vivante à s’imaginer à son tour, potentiel gibier. Cette confrontation elle en a besoin et ressent une peur tripale au détour d’une traversée de crête engagée. Gaspard lui, se demande à quel prix se joue le maintien de l’ours dans ces montagnes et si la réconciliation n’est pas un doux mirage. Les tensions montent. La montagne devient théâtre antique où se joue la tragédie de la vie, de la maladie, de l’amour. Elle est tombeau mais aussi matrice engendrant la naissance. Le grand frisson des aventuriers s’explique alors « Et même après avoir affronté les pires tempêtes, manqué la mort de peu, songé 1000 fois à abandonner, tous ceux qui avaient connu le grand large, océanique ou montagnard, fréquenté les déserts ou les abysses, n’avaient de cesse d’y retourner, de s’y enfoncer, et les autres ne les comprendraient jamais tout à fait, et ils diraient encore, mais pourquoi tu t’infliges ça ? A quoi bon ? Et les marins, les errants, les bergers répondraient toujours à côté, parce qu’on n’explique pas avec les mots à quel point la montagne peut suffire à un homme, remplir toute son existence, la déborder, même, envahissant ses rêves ».
En communiant avec la montagne, Alma et Gaspard mêlent leur existence à celle des bêtes : patous, brebis, jument, ours. ‘Et vous passerez comme des vents fous’ est un livre de grands espaces, digne des plus grands écrivains. Clara Arnaud a parcouru le monde, et n’envisage pas la montagne comme un Graal à atteindre ni même un terrain de jeu policé, mais bien plus un écosystème complet et vibrant, dans lequel chaque battement d’aile d’un bourdon aura une conséquence sur son environnement, ou chaque vision de l’ourse sera miracle, et ou la liberté se renégociera chaque jour.
En réconciliant une écriture du voyage et le romanesque elle nous offre un bouleversant plaidoyer pour reconsidérer le sauvage comme notre salut. Le retour d’un grand fauve en France est complexe, bouleversant de fragiles équilibres: dans son texte le politique et le poétique se répondent comme en écho d’un versant à l’autre d’une montagne. La plume de Clara Arnaud est tellurique, la symphonie pastorale est bien orchestrée avant que la tragédie ne mélange les cartes des destinées. Voilà une une lecture qui réenchante le monde, ‘Eternels nous sommes comme nos montagnes, et vous passerez comme des vents fous’.