Qu’il soit tigre, léopard, taureau, citron, bouledogue, mako, chabot, griset, pèlerin, blanc, soyeux ou marteau, renard ou lézard, le requin est affublé d’une réputation terrifiante par notre imaginaire collectif. Une créature emblématique avec au compteur pas moins de 536 espèces. Il fallait un homme totalement bouleversé et bouleversant, au ton alègre et puissant à la fois, à la plume vivace et souple, pour rédiger ce vibrant plaidoyer se nourrissant de son inestimable expérience de terrain. François Sarano  a consacré sa vie aux animaux marins comme  plongeur et océanographe , chef d’expédition sur la Calypso aux côtés du Commandant Cousteau. Les requins ont trouvé un précieux porte-parole  et ambassadeur en sa personne. Cet ouvrage « Au nom des requins » explore un monde méconnu et à l’heure d’aujourd’hui en voie critique de disparaître de nos océans. Rayé de la carte des profondeurs et pourtant indispensable à notre propre construction d’humain.

D’aussi loin que l’on remonte dans les légendes et les mythes, le requin n’a pas sa place. Les descriptions se font rares car l’homme de science a plutôt les pieds sur terre que le pied marin. C’est au 16ème siècle que le terme « lamie » fait son entrée pour désigner le requin blanc qui affleure à la surface de notre conscience. Non la terre n’est pas plate et même si le requin est déjà vénéré par les Polynésiens, ce sont d’autres sublimes créatures sauvages comme le tigre ou le loup qui nourrissent alors les histoires populaires. La littérature charrie son lot d’aventures extraordinaires ; le capitaine Achab et Moby Dick, Nemo et Nautilus nous embarquent vers un monde sous-marin hypnotique émergeant de la nuit. Hemingway et son vieil homme font rentrer le squale au panthéon de la mer.  Le film les « Dents de la Mer » dépeindra l’animal comme un monstre assoiffé de sang, une terreur encore bien vivace aujourd’hui.

Notre méconnaissance du grand bleu, du grand blanc et de tant d’autres de ses congénères, est abyssale.  François Sarano nous offre une plongée au cœur de l’éthologie et de la neurobiologie en levant un pan du mystère. Aux 4 coins des mers du globe, les images défilent sous son masque de plongée et sa planche à dessins ne connaît pas le répit !  Un requin chabot ocellé aurait une gêne qui le prédisposerait à la marche, le nez du requin chimère éléphant reniflant la vase a une forme de soc de charrue, le requin pèlerin étourdit le plongeur par sa puissance brute titanesque, le requin bleu a la grâce souple d’une naïade avec sa robe au soyeux bleuté.

Les requins peuplaient la Terre bien avant nous il y a 400 millions d’années. Les espèces sont incomparables, aucun requin ne peut symboliser les autres. La fécondité chez le squale étant faible, le rythme de l’exploitation que les humains imposent est tel, qu’il ne  leur permet plus d’atteindre l’âge de la reproduction. Une vraie fragilité quand on sait que les petits sont immédiatement abandonnés sans soutien, protection, éducation et totalement livrés à eux-mêmes.  L’immensité du grand bleu est un condensé d’informations inouïes pour le sixième sens du requin : l’eléctroréception qui lui permet de ressentir les nuages d’odeurs, les turbulences, les masses électromagnétiques. Au-delà de 100 mètres, la nuit vous entoure, au-delà de 1000 mètres c’est le noir infini. L’eau plus dense que l’air transporte mieux les effluves odorants et conduit plus aisément les vibrations que l’air. Le requin passe donc maître des odeurs, avec ses capacités exceptionnelles. L’auteur bouscule des idées reçues véhiculées par l’imaginaire : l’animal est très peu sensible au sang humain, il préfère de loin les acides aminés des poissons gras. C’est un vertébré qui définira systématiquement à 2 ou 3 mètre de son corps profilé, une bulle aquatique sensorielle de protection, une sorte de cape d’inviolabilité de son territoire pour mieux protéger sa sphère d’intimité. L’autorisation de pénétrer sa zone de confort est exceptionnelle Les requins ne se caressent pas ni ne se frôlent, ni ne se touchent contrairement à certains cétacés..

N’en déplaisent aux biologistes behaviouristes qui ne voient chez le requin qu’un être sans identité réagissant de façon standardisée aux stimuli extérieurs, le plongeur lui, observe des différences marquées de caractères entres chaque  espèce.  L’animal à sang froid ne connaît pas la notion de jeu : contrairement au dauphin et au cachalot.  II n’y aurait pas d’entraide ni altruisme, cependant ressentant la douleur, il a donc au moins conscience de lui-même et du milieu extérieur. Il y autant d’individus que de consciences mais peu de moyens existent pour la mesurer. L’absence de preuves n’est en aucun cas une preuve de l’absence de conscience. Qu’on se le dise.  L’auteur alerte sur l’inadmissible destruction en masse des requins : 90% de la population a disparu en 50 ans. Il met en garde contre une simplification d’un raisonnement en domino un peu trop simpliste : si les requins disparaissent, les petits crustacés seront trop nombreux et mangeront toutes les micro algues qui fournissent 2/3 de l’oxygène atmosphérique. En mer contrairement à ce qui passe sur terre, la chaine alimentaire linéaire n’existe pas. C’est au contraire un réseau de relations très complexes avec beaucoup d’interactions entre tous les organismes. 

Le requin n’a pas un rôle mais une place qu’il prend et l’océanographe insiste sur ce terme : la vision caricaturale du requin régulateur de l’écosystème n’a pas lieu d’être. Il faut des semaines de tournage pour filmer une scène de prédation car la plupart du temps, le requin inactif une grande partie de la journée, dort ou nage au milieu de myriades de poissons. La vie et la nature ne sont pas finalistes : elles se contentent d’être, de croitre, de se multiplier, se diversifier et se complexifier en y associant des espèces.  L’auteur fait fi des idées reçues : le requin n’a pas de rôle sanitaire car opportuniste de nature, il mange ce qui se trouve près de sa bouche, y compris des poissons en bonne santé. Animal très résistant aux bactéries au grand pouvoir de cicatrisation, il subit des assauts répétés des petites bêtes qui voient en lui un salutaire garde-manger. Parasites, microbes, et champignons sont les vrais prédateurs de l’océan. En 15 ans la population de requin blanc près du Cap de bonne espérance est passée de 500 individus à zéro.  La pêche industrielle a fait s’effondrer le nombre de proies des requins.  Occupant tout l’océan de la surface, il parcourt sans relâche les grands fonds du littoral au cœur même du grand bleu océanique : infatigable globe nageur, il traverse l’océan comme un jardin, s’exposant au mortels engins de pêche.

Avec cet essai , François Sarano tente une course contre le temps de la connaissance, et déplore « que les requins disparaissent avant même d’avoir été compris ». Autant de silhouettes qui s’estomperaient doucement de notre paysage.  38 millions de requins sont massacrés chaque année pour leurs ailerons qui n’auraient aucun goût, modifiant uniquement la texture d’une soupe. Le marché des cosmétiques est également friand d’huile de foie de requin. Les hydrocarbures s’intéressent aussi au maître des abysses.  Il y a quelques jours une femme était victime d’une grave attaque d’un requin bouledogue aux abords d’une plage de Nouméa : se repose l’éternelle question de la confrontation homme /animal. Le requin va dans des territoires nouveaux où les baigneurs ne sont pas habitués, et l’océan étant utilisé comme un terrain de jeu par l’humain, les rencontres sont fréquentes.  Quand survient un drame, on réclame vengeance sang contre sang : l’élimination préventive s’ajoute aux pêches punitives.  Alors que dans une région très touristique au Mexique on protège aveuglément le requin bouledogue, à l’autre bout du globe à l’Ile de la Réunion , cette même espèce  de requin est synonyme de terreur.

L’auteur remet les pendules à l’heure : il y a plus d’accidents causés par des méduses ou la foudre que par un requin. Chaque individu a sa propre personnalité ; quand l’un occasionnera une morsure test, l’autre ne passera pas à l’acte, et les caméras drones continueront de filmer des silhouettes massives de grand blanc, louvoyer paresseusement parmi des nageurs et des surfeurs qui ne se doutent de rien. Cette inconscience amplifie l’effet de sidération si le requin attaque. S’appuyer sur la psychologie sociale est primordial pour rétablir la confiance du public. Les requins n’ont guère changé au cours des dernières années, l’humain si, énormément. L’explosion du tourisme balnéaire a provoqué tant de remous sous l’eau, tant de dégâts au monde sauvage. 

A Sidney les autorités de 1929 blâmaient l’irresponsabilité des humains en cas d’accident, et 80 ans après, les filets isolant étant installés, si il y a accident, c’est le requin qui est montré du doigt. Le questionnement est le suivant : nos activités ludiques en milieu sauvage peuvent-elles se faire aux dépens de ses habitants ? Avec les programmes d’élimination qui ne visent à supprimer que très rarement le requin coupable , le bilan s’avère désastreux, et ils ne modifient pas fondamentalement le risque d’accident.

Le plus grand point de divergence entre défenseurs et pourfendeurs des requins repose sur la sécurité d’un territoire que l’humain s’est approprié. Les hommes voient alors le squale comme  un envahisseur. L’océan est- il un territoire sauvage ou un parc d’attractions ? La pertinence de tout développement économique pour satisfaire l’humain ne devrait-elle pas être questionnée au préalable ? Alors changer de regard et de focale, et braquer la caméra sur d’autres solutions que celles qui s’apparent aujourd’hui à une pure et simple extinction du requin, semble l’ultime évidence. La disparition se fait dans l’indifférence générale ; ennemi mortel de notre rapport à l’altérité, qu’il soit animal ou humain d’ailleurs. 

Heureusement quelques associations portent la voix des océans, et de leurs seigneurs silencieux. Parfois au risque de leur vie. Sur les planches de surfeurs attaqués par des requins est écrit cette citation « Si ma vie est prise, ne prenez pas la leur »   :  ils prônent  ainsi une cohabitation apaisée en stoppant le cercle vicieux de la vengeance et faciliter la  création d’ un cycle de coexistence.  L’auteur admet qu’il est difficile de se sentir frère d’un requin, de se sentir touché par la puissance, la grâce : en ignorant tout d’un être tapi au fond des abysses. Il faut un effort considérable et en appeler à la raison pour préserver des êtres abstraits et se sentir concerné.  C’est en cela que la tâche est si rude, et cet ouvrage indispensable. 

Le dernier chapitre a pour titre la réconciliation : considérer l’ensemble du vivant comme un entrelacs de multiples connexions et ramifications infinies, ou chaque espèce a sa place dans l’écosytème, c’est bien de cela dont il s’agit. C’est le maillage qui fait la résilience et les requins sont ces ligaments qui solidifient la toile, chaque espèce qui disparait détricote la magnifique tapisserie du  Vivant dont l’humain ne l’oublions  pas, n’est qu’un des fils, pas le seul. 

Où est la magie de nos lendemains si l’océan se voit privé de ces magnifiques ambassadeurs ? Notre vision n’en serait que rétrécie quant à l’avenir de la planète. Ce vibrant hommage qui s’appuie sur de nombreuses observations scientifiques,  enchante nos espérances : c’est l’imprévisibilité d’une créature qui ne répond pas à nos règles qui élargit notre horizon,  c’est accepter de ne pas tout connaître, se laisser désarmer par une rencontre avec le sauvage, y trouver une fenêtre sur le rêve et le merveilleux . Apprendre la patience pour apprivoiser l’autre, franchir une distance sans déranger celui qui est irréductible. Voilà les magnifiques leçons de vie que nous donnent François Sarano et les requins, qu’il observe depuis tant d’années.

 Aucun ne l’aura laissé indifférent, une en particulier l’aura envouté : Lady Mistery, peut être la source d’un questionnement quasi mystique qui aura signé l’encre et les mots de cet essai. Un monde sans tigres et sans Mozart ne serait pas très différent et en même temps fondamentalement différent. Nous le sentons au fond de nous, c’est un peu sournois comme impression. Nous percevons confusément l’appauvrissement de notre humanité dès qu’une œuvre d’art ou une espèce animale meurt dans l’anonymat le plus total. Ne restons pas sans réponse face à tant de pertes irrémédiables !  S’arrêter de rêver ou de s’émerveiller, c’est mettre le pied dans l’engrenage de la résignation, signer notre arrêt de mort non pas clinique, mais émotionnelle.  Notre espèce se pose la question du respect des autres créatures et de leur préservation, cette question nous est propre: n’est ce donc pas à  l’aune de ce questionnement fondamental que nous mesurerons notre humanisme, nous les sapiens ? Intelligent, sage et raisonnable, voilà la définition du mot sapiens dans le dictionnaire. 

Epargner en conscience un animal que nous connaissons si peu, à l’image le plus souvent terrifiante et effrayante, dûment relayée par les médias, nous projette dans une vision d’un monde plus éthique et fait alors totalement sens.  Cet ouvrage paru aux Editions Actes Sud vient de la collection bien nommée « Mondes Sauvages pour une nouvelle alliance » dont la ligne éditoriale est d’être un lieu d’expression privilégié à toutes celles et ceux qui aujourd’hui mettent en place des stratégies originales pour être à l’écoute du vivant. Une sorte de mission diplomatique pour être la voix de ce qui n’en ont pas, et montrer la voie à ceux qui s’en étaient éloignés. Nous faisons monde commun avec des peuples sans paroles, François Sarano en est un éblouissant interprète. Notre survie en tant qu’espèce dépend de celle d’autres espèces, il est grand temps de repenser une cohabitation, créer les conditions d’une communication inter espèces silencieuse. Bâtir les conditions d’une nouvelle alliance, changer de paradigme, revient à passer d’une logique d’annexion à la compréhension du vivre ensemble.

Francois Sarano a été nommé lauréat du « Prix 30 millions d’amis catégorie essai » pour ce livre. Choix ô combien significatif d’une urgence à accepter que nous ne savons pas tout, à laisser les territoires à ceux qui étaient là avant nous, à changer nos modes de consommation. L’auteur est partisan de multiplier les réserves pour mieux désincarcérer la vie sauvage. Selon lui, il est essentiel de satisfaire la demande de nature. En formant l’apprentissage de la rencontre avec le sauvage, en s’accordant le droit des premiers pas maladroits. Une tranquillité sans égal l’envahit le jour où l’ un des animaux les puis puissants et redoutés lui fait don d’un cadeau incroyablement précieux. Une rencontre. En tendant son épaule vers la nageoire de Lady Mistery, sublime femelle  requin blanc avec sa tonne et demi de muscles  et ses 5,5 mètres de long :  le squale a, le temps de quelques instants, accepté dans son espace d’intimité, un être vivant qui ne lui  ressemblait vraiment pas .  Ces 2 minutes bouleverseront à jamais la vision du monde de l’auteur et débutera un questionnement  vertigineux sur sa propre place à lui au cœur du vivant. 

C’est justement parce que Lady Mistery est libre qu’elle est indispensable au monde. Quelle leçon les animaux sauvages nous donnent- ils ?  Celui de l’acceptation de l’autre dans sa grandeur et sa singularité.  « AU NOM DES REQUINS» est  un condensé de tendresse et de savoir, une supplique bouleversante qui réhabilite une juste compréhension de l’animal. L’auteur termine par cette phrase, porteuse d’une quête essentielle : « Il ne tient qu’à nous de faire la paix, là est mon espérance, elle tient tout entière dans cette foi en notre formidable différence ». 

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