Le 14 mars dernier le primatologue néerlandais Frans de Waal a étreint la vie pour la dernière fois à l’âge de 75 ans.
Chercheur respecté et communicateur hors pair il n’aura eu de cesse d’éveiller nos consciences sur le puits sans fond du monde des primates et autres espèces. Les innombrables lecteurs de ses 17 livres aimaient ce style sans pareil, drôle et précis, mélange d’expériences scientifiques, d’anecdotes piquantes et de réflexions conceptuelles. Etudiant la zoologie et l’éthologie avant d’obtenir son doctorat en biologie il a travaillé avec des chimpanzés du zoo d’Arnhem où il y a fait une première découverte majeure : les chimpanzés se réconcilient après une dispute. Il dira lors d’une conférence en 2011 que c’est à ce moment-là que son image des humains a commencé à changer. Dans son ouvrage « SOMMES-NOUS ‘TROP BETES’ POUR COMPRENDRE L’INTELLIGENCE DES ANIMAUX ? » il nous livrait un panorama fascinant et effervescent autour des découvertes de ces 20 dernières années. Spécialisé dans le comportement et la cognition des primates à l’avant-garde depuis 1970, il nous interpellait en explorant l’étendue et la profonde intelligence animale, si longtemps sous-estimée.
L’umwelt représente l’environnement propre à chaque espèce animale offrant des centaines de réalités uniques ; un monde subjectif autocentré d’un organisme qu’il soit à pattes, à plumes ou à poils. La cognition animale est la transformation mentale de sensations en compréhension de cet environnement et l’application adaptée de ce savoir. L’intelligence de l’animal sera sa capacité à accomplir ce processus avec succès. Au 19è siècle Darwin consacrait déjà un volume entier aux parallèles entre les expressions humaines et animales des émotions. Konrad Lorenz éthologue et biologiste autrichien de renom, nous invitait à considérer l’animal comme un tout, le comportement étant l’aspect le plus vivant de la vie. Il n’était pas rare de le retrouver à moitié immergé dans un aquarium pour devenir l’animal qu’il décrivait (il était theriomorphe, du grec « la forme d’une bête »).
Le zoologue Américain Donal Griffin est lui l’inventeur du terme éthologie cognitive (qui vient du grec ethos/ « caractère »), Frans de Waal préfère parler de cognition évolutive ; combinaison d’une méthodologie d’expérience contrôlée alliée à une richesse de techniques d’observation de l’éthologie et à une influence du Japon consistant à donner des prénoms aux animaux et à retracer leur parcours sur plusieurs générations pour mieux comprendre leurs liens de parenté et d’amitié (primates, éléphants et dauphins). Le comportement est la somme de la biologie et l’apprentissage auxquels se rajoute la cognition. Les découvertes ne cessent d’affluer en vagues successives. Regarder le monde du point de vue des animaux étant le seul moyen d’apprécier pleinement leur intelligence, voilà ce que nous sommes aujourd’hui prêts à entendre. La grande innovation de l’éthologie est d’appliquer au comportement d’un animal la perspective de sa morphologie et de son anatomie. Ce parallèle représente un grand pas en avant dans la recherche.
Les grands singes de Jane Goodall ou Alfred Kohler trouvent des solutions lumineuses à des problèmes, avec une intention et une intelligence frappante. Quand au Gabon un grand singe se fabrique son propre kit d’outils pour récolter le miel à l’aide de 5 éléments différents (un pilon, un perforateur, un élargisseur, un collecteur et enfin des cuillères), le doute n’est plus permis. Le chimpanzé est après nous, le primate le plus doué dans la conception et l’utilisation d’outils. Certains singes capucins sont formés comme auxiliaires de vie pour les tétraplégiques. D’autres espèces aussi enchantent : les corvidés, le ratel ou la pieuvre ne sont pas en reste pour nous étonner avec leurs techniques de dissimulation, d’évasion ou de chasse. Le chimpanzé Ayumu en 2007 ridiculise un parterre de scientifiques sidéré devant son incroyable mémoire photographique.
Le logos (la parole) et l’oratio (le discours) distinguent l’homme de l’animal, le langage étant un vrai marqueur d’humanité. Sous Staline la chercheuse Nadia Kohts pionnière de la cognition animale a risqué la mort pour étayer ses recherches sur l’étude de la communication chez les grands singes et les perroquets. L’acquisition du langage devient sujet populaire. L’auteur nous dit n’avoir jamais ressenti ce besoin de communiquer avec eux et qu’il est plutôt soulagé : nul besoin de vérifier que ce qu’ils disent est vrai !
L’espèce humaine est linguistique, c’est là notre puit sans fonds. Cependant pour élaborer une pensée, les animaux n’ont pas besoin du langage. Leurs attitudes sous-tendent ce langage : quand les abeilles signalent à leurs ruches des lieux de butinage, quand des mésanges charbonnières poussent un cri particulier en cas de serpent offensif. La gestuelle des mains est très éloquente chez les grands singes. Les discussions vont bon train autour du thème de conscience qui selon un philosophe dépendrait du nombre et de la complexité des connexions neuronales de chaque espèce. Le cerveau humain pèse 1,32 kg et celui du dauphin 1,5 kg. Quant au cachalot ce sont près de 8 kgs de connexions qui parcourent les océans…
Nous sommes tous des grains de poussière dans le vaste panorama de la chaîne du vivant. Le parti pris de Frans de Waal aura toujours été de pointer du doigt la fierté mal placée de l’humain envers ce qu’il connait mal. Au journaliste qui lui demandait si vraiment, le sapiens ne présentait rien d’unique, Frans de Waal finissait par répondre dans un sourire : « Son arrogance, oui, peut-être. » Demi-boutade, demi-vérité profonde, un des modes favoris d’expression du primatologue.
La notion de culture animale est aussi validée quand des macaques japonais de l’ile de Koshima apprennent les uns des autres et se transmettent les techniques de lavage systématique de patates douces dont ils sont friands. On parle bien d’apprentissage social et non individuel. Pour qu’une culture naisse chez un animal il faut que ses membres apprennent des habitudes les uns des autres : les grands singes sont des imitateurs nés tout comme les enfants, ils singent et permettent la transmission fidèle d’un comportement au sein d’un groupe tout comme ils sont capables d’inventer de nouvelles modes, de nouveaux jeux. Frans de Waal appelle cela : l’apprentissage observationnel par liens et identifications : le désir d’appartenir à un groupe pour y être intégré est à la racine même de ce comportement. Chiens, corvidés, dauphins imitent aussi.
Les loups comptent sur leur meute pour survivre alors que le chien compte sur nous ! Il est grand temps d’observer les animaux en fonction de leur biologie et d’abandonner notre approche humano-centrée. Le vain ego des hommes est à mettre de côté pour voir dans la cognition un phénomène biologique comme un autre. A Atlanta, Frans de Waal a passé des milliers d’heures à observer les tactiques préventives chez le chimpanzé, les alliances – base du statut d’un individu dans le groupe- là ou le mâle alpha régnant protège son pouvoir en divisant pour mieux régner. Il n’a pas lu Machiavel, il sait c’est tout… Son intelligence le lui permet.
Les mâles en lutte développent un intérêt soudain pour des petits pour se faire bien voir des femelles : la ruse est partout. Il n’y a pas de toilettage innocent, juste des actes politiques posés ou les mâles rivalisent sans cesse pour le pouvoir, faisant et défaisant des pactes continuellement. Le principe de base reste paradoxal : la force est une faiblesse, la stratégie la plus intelligente consistant à choisir un partenaire qui ne peut pas l’emporter sans vous, la hiérarchie imprègne tout. Les aptitudes sociales ne sont donc plus à démontrer. On parle aussi de conscience triangulaire entre individus qui se jaugent et se jugent bien conscients de leur relation. Cette étude du comportement social et de la cognition a encouragé la fusion des travaux de terrain ajoutés à ceux réalisés en captivité. L’empathie reste un sujet essentiel d’étude pour Frans de Waal.
La coopération chez les éléphants d’Asie – qui portent un tronc à 2, un chimpanzé qui tient une branche pour qu’un autre puisse grimper, des orques poussant un bloc de glace flottant, sur lequel s’est réfugié un phoque au karma malheureux : autant de marqueurs d’une action collective. L’identité passe du ‘je’ au ‘nous’. Chez les lions, les loups, les chiens sauvages, les équipes aussi sont soudées. Il existe également des pêches coopératives à la baleine, entre humains et orques : le donnant-donnant de toute coopération. En règle générale, une espèce possède une cognition aussi performante que l’exige sa survie. On a longtemps pensé que l’animal était englué dans le présent, répondant à des stimuli tel un automate. Il n’en est rien. Passé et futur s’entrelacent dans le comportement d’une espèce : le passé est la pratique nécessaire et le futur, le mouvement prochain. Une matriarche éléphante se souvient d’un plan d’eau à des kilomètres pour assurer la survie de son groupe, Lisala une femelle bonobo porte son bébé dans le bas de son dos, elle y rajoute une lourde pierre sur une longue distance, vers un endroit où elle sait qu’elle y trouvera des noix. Après avoir ramassé les fruits, elle poursuivra sa route vers la seule grande dalle de pierre dans la zone. Elle y utilisera sa pierre comme marteau pour casser les noix. Ramasser un outil si longtemps à l’avance suggère une planification. Une sorte de projet d’avenir.
Le test du miroir est passé haut la main par les primates qui s’y regardent l’intérieur de la bouche et les femelles, leurs derrières. Dans nos cabines d’essayage nous n’avons rien inventé ! Miroir mon beau miroir qui est la plus belle ? Suma une orang outan aime se regarder dedans et telle une midinette coquette, ajuster une feuille de laitue sur sa tête, en guise de chapeau. La reconnaissance de soi est omniprésente chez les singes, les éléphants et les dauphins. Se reconnaitre soi mais aussi d’autres espèces est essentiel à la survie : en Afrique les pachydermes arrivent à distinguer et classer des membres de notre espèce en fonction du langage, du sexe ou de l’âge. Ennemi potentiel masaï en vue ? La harde fuit.
Dans les océans le système nerveux de la pieuvre lui permet de ‘voir’ avec sa peau avec 8 bras pensant de façon indépendante. Par-dessus son aquarium une pieuvre balancera à son humain un œuf pourri donné par mégarde ! Retour à l’envoyeur. Les seiches elles, font du double affichage sexuel : le mâle courtisant une femelle peut tromper ses rivaux en les persuadant qu’ils n’ont rien à craindre en prenant la couleur d’une femelle d’un côté et de l’autre côté, sa couleur d’origine ! Les invertébrés sont un terreau fertile à l’évolution cognitive : les scientifiques sont défiés chaque jour.
Frans de Waal parlera aussi de conformisme qu’il aura observé chez ses protégés : vouloir agir comme tout le monde, une pratique utilisée pour la survie. Le primatologue était à ses débuts qualifié de naïf, de romantique, de doux rêveur, pire, de non scientifique, de médiocre alors qu’il évoquait l’empathie chez les primates, leur compréhension du monde social ou alors les stratégies politiques après les disputes. Aujourd’hui les preuves sur la cognition animale abondent et la discipline reconnait une histoire cognitive différente à raconter selon l’espèce, sa propre écologie et son style de vie. Un umwelt qui dicte à l’animal ce qu’il a besoin de savoir pour vivre.
L’idée insupportable à certains que les humains soient des grands singes modifiés, a fait grincer beaucoup de dents. Quand il y a environ 20 ans la thèse de la continuité l’a enfin emporté, les preuves à l’appui n’ont cessé d’affluer en une déferlante. Le philosophe écossais David Hume et son ouverture d’esprit vivifiante nous disait ‘Aucune vérité ne me paraît plus évidente que de dire que les bêtes sont douées de pensée et de raison tout comme les hommes ‘. Un principe que Frans de Waal a suivi à la lettre en écrivant cet ouvrage « SOMMES-NOUS TROP ‘BETES’ POUR COMPRENDRE L’INTELLIGENCE DES ANIMAUX ? » Quand une hypothèse est avancée pour expliquer une opération mentale commune aux hommes et aux animaux, nous devons l’appliquer aux uns et aux autres.
Aujourd’hui grâce aux découvertes de ce primatologue de renom et nombre d’autres chercheurs, nous n’opposons plus nature et culture, la vision cognitive a gagné ; il convient cependant de travailler sans relâche sur le concret. La continuité homme/animal est devenue le point de vue dominant de toutes les réunions de scientifiques. Frans de Waal appréciait le scepticisme de certains le maintenant en alerte permanente. Il n’aimait guère les fanfaronnades de compétitions entre espèces et la pensée binaire stérile qu’elle entraînait. Son défi ? Tenter de penser un peu comme les animaux, en s’appuyant sur notre empathie tournée vers les autres. A ses yeux, l’humain n’était pas la mesure de toute chose.
Parti à 75 ans vers d’autres contrées, ses écrits restent vertigineux. La revue ‘Time’ l’avait inscrit en 2007 sur la liste des 100 personnalités les plus influentes du monde actuel et la revue Discover le faisait figurer en 2011 parmi les 47 grands esprits de la science (de tous les temps). De son livre fondateur en 1982 ’La Politique du chimpanzé’ à celui de 2019, ’La dernière étreinte’, ‘Frans de Waal a brisé des préconçus longtemps tenus, sur ce que signifiait être un animal et un humain’, a salué dans un communiqué de presse, l’université d’ Atlanta.
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(extrait interview octobre 2015)
Journaliste Sciences et Vie : Les singes sont donc un trait d’union entre nous et le reste du vivant ?
Frans de Waal : Bien entendu. Je pense même que la vision d’un homme complètement séparé de la nature, qui a longtemps dominé la civilisation occidentale, s’explique en partie par le fait que nous n’avons été que très tardivement en contact avec les singes. Les grandes religions monothéistes sont nées dans le désert, au contact d’animaux comme les chèvres, les chameaux, les serpents, les scorpions… Même le folklore européen, tel qu’on le voit par exemple dans l’œuvre de Jean de La Fontaine, met en scène des renards, des oiseaux, des ours, mais très rarement des singes. Lorsqu’au début du siècle les premiers singes hominoïdes ont été montrés dans les zoos de Londres et de Paris, cela a provoqué un véritable choc ; la reine Victoria avait même publiquement exprimé son malaise face à ces animaux si humains. Et cette absence d’exposition aux primates explique aussi les résistances de notre civilisation à la notion d’évolution.