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Quand l’éditeur Actes Sud décide de réunir l’océanographe de renom François Sarano et une talentueuse jeune illustratrice et graphiste Pome Bernos, l’alchimie est immédiate et le résultat tout simplement bouleversant. En effet cette bande dessinée ou plutôt ce récit documentaire scientifique dessiné, déploie sous nos yeux un univers absolument fascinant et méconnu. Celui du cachalot. C’est le fruit d’une collaboration étroite qui rend cet ouvrage unique: « S’il te plaît, dessine -moi un cachalot » parait dans la collection bien nommée « Mondes Graphiques ». Pome Bernos n’a jamais vu de cachalot de sa vie et cet univers la fascine ainsi que les plongées abyssales de François Sarano, compagnon de route au long cours du Commandant Cousteau. Cet ouvrage a trouvé l’expression graphique la plus adaptée pour nous ouvrir les portes du royaume de ce cétacé si placide. L’immersion est sensible, poétique, drôle, la fraicheur inimitable et le style faussement naïf. Voilà pour la forme : le tout imprimé en grand format sur des pages en carton de qualité qui encourage le lecteur à la lenteur, prendre le temps de tourner les pages car ce qui se déroule sous nos yeux relève de la chance. Judicieux choix. Oui, se sentir convié à découvrir les analyses, enquêtes, comptages, plongées d’un des plus grands plus océanographes au monde, est une chance. Qu’on se le dise.
Il y a autant de nuances de bleu que l’océan ne peut en contenir dans ces dessins, et pour que petits et grands y trouvent leur compte, l’humour affleure à chaque planche. Le fond lui est alimenté par des documentaires scientifiques, des relevés, des dessins des centaines d’heures de plongée à explorer le monde du clan d’une famille de grands cachalots : le clan d’Irène Gueule Tordue, à l’ouest de l’île Maurice dans l’Océan Indien. Francois Sarano rêve que l’on essaye de se mettre à la place du cachalot pour que nous, humains, puissions mieux le comprendre et donc le protéger. Bien sûr notre manière d’homo sapiens de penser nous empêche d’accéder à leur monde : on ne peut donc que tenter d’imaginer ce que l’autre imagine. Faire l’effort d’essayer est déjà un premier pas vers l’animal, celui qui n’est pas de notre espèce et qui pourtant ressent, vibre, aime, caresse, souffre tout autant que nous. Certes il pèse plusieurs tonnes mais les barrières s’arrêtent là.
En 18 chapitres, matinés de référénces littéraires et cinématographiques, Pome Bernos entame son périple sur le chemin de la découverte et nous embarque avec elle. Ses premiers mots en préface sont très clairs : le projet est ambitieux, car elle n’y connait rien en cétacés ! Son premier chapitre en référence au petit prince, nous dévoile de maladroites esquisses de l’animal. Comment dessine t’on correctement un cachalot ? Petit à petit, différents scénarios de dessins prennent vie, la dessinatrice se balade dans ses hésitations et ce qui pourrait se révéler fastidieux à la lecture devient passionnant, tout de suite. On la suit dans son tracé de dessin, on se dit « oui j’aurai fait comme ça», « ah pas moi », son dessin est participatif et nous invite d’emblée dès la première planche à se questionner, sourire, s’émerveiller. C’est magique.
C’est en 2013, invité sur le tournage du documentaire « Bons Baisers de Maurice », que Francois Sarano rencontre un cachalot bien téméraire, plus tard nommé Eliot. De ce face à face inoubliable, l’océanographe en ressort ébahi, bouleversé. Sous la surface de l’océan se jouent des rencontres singulières, une intimité. Pendant 10 ans, il n’aura de cesse de plonger, jour après jour, année après année et tout ce qu’il verra l’éblouira. Et beaucoup de choses qu’il a vu, sont dans cet ouvrage : la vie prend forme sous la plume de Pome Bernos. Une très grand partie des vidéos, des dessins sous-marins, des relevés scientifiques, des notes, des ressentis, des commentaires de toute l’équipe de chercheurs, est reprise en dessins qui marquent instantanément la rétine et le cœur : on se surprend à sourire , rien n’est figé ; les dessins petits et grands alternent avec le texte relevant soit du scientifique soit des propres émotions de la graphiste même, qui ne manque jamais un clin d’œil amical à François Sarano. On est témoin d’une conversation à plusieurs, on plonge littéralement dans les profondeurs, on observe les ondulations kaléidoscopiques de la peau de l’océan sur le dos de la bête qui quand l’envie lui prend, fend les profondeurs non pas sur le ventre mais sur le dos, nageant à l’envers, peut être pour mieux voir la surface de l’eau ou le soleil, ou cette silhouette familière de plongeur qui vient à sa rencontre ?
Des origines du cétacé et de ses ancêtres, à leurs spécificités physiologiques, de l’évolution de leur espèce et des dangers auxquels ils ont été confrontés, tout est abordé, décrypté, retranscris avec soin. Un cachalot dort en chandelle, passe une grande partie de son temps à remonter à la surface de l’eau pour respirer, donc pour vivre. Souhaitons-lui de faire des rencontres chaleureuses et bienveillantes plutôt que des harpons vengeurs et morbides. La poésie émane des mots du plongeur Francois Sarano. On dirait un cahier de dessins d’élève très appliquée qui ayant trop de mots et d’émotions dans sa tête, décide de les incarner sous une plume attendrie, stupéfaite, admirative. Comme l’immense talent est là, le lecteur petit ou grand, trouvera dans cette formidable bible du savoir cachalot, l’occasion unique de rêver, de tenter de comprendre, de sensibiliser. Une contemplation et une exploration qui ne laisseront personne indifférent.
Des centaines d’heures sont nécessaires à l’équipe qui patiente en surface sur un petit bateau, une attente infinie dans l’espoir infime de repérer les cachalots dans la démesure océanique. Rien n’est simple ni acquis, et tant mieux d’ailleurs. Le sauvage le reste, ce qui ne l’empêche pas d’approcher, de se laisser approcher. La sidération est de mise quand une plongée révèle une douzaine de monolithes en lévitation à la verticale de l’eau, qui dorment. C’est le silence absolu. La matriarche du clan observé s’appelle Gueule Tordue . Plongée après plongée, d’observations en relevés, l’équipe a tout noté , photographié, décrypté. En tout plus de 100 cartes d’identités. Les reconnaitre chacun était la clé pour rentrer dans leur monde et ils y sont arrivés. Miss Tautou est un peu jalouse quand Lucy est protectrice , Arthur le malingre est farouche quand Eliot le curieux est exubérant. Expliquer la génétique en dessin n’est pas chose aisée, avec Pome Bernos tout devient jeu, et tout devient limpide. La forme graphique est bien plus parlante qu’une suite de chiffres abscons. Sous l’eau le danger vient des globycéphales qui attaquent les cachalots : les caudales de ces derniers en portent des stigmates bien visibles et très nombreux. Sur l’eau c’est l’homme le prédateur. Un cachalot sicilien empêtré à la Christo dans un filet de pêche, un autre paralysé par les cordages d’une bouée, un autre encore échoué, dont l’autopsie révèlera une boule compacte de plus de 100 kgs de déchets en plastique dans l’estomac. C’est moins beau qu’une compression de César et c’est mortel.
Comment se repèrent- ils sous l’eau ? Qu’y a-t-il dans les fosses océaniques ? Sur cette planète, chacun son langage et étudier la signature vocale et sonore des cachalots se décline en clics et codas. Une histoire de sons. Si Francois Sarano tente d’imiter le cachalot en collant sa langue contre son palais pour la faire claquer à un rythme saccadé, la graphiste se demande bien comment traduire du son en dessins. Il lui reste à nous révéler la partition du monde des cétacés. Les toccata et fugue en clics majeurs une fois de plus mis en dessins s’avère payante et vertiginineuse. Pour chacun des 5 sons existants et de durée différente, il existe une interprétation. Tout n’est qu’hypthèse,, rien n’est certain. L’équipe scientifique élabore des scénarios. Seul Arthur le farouche et mutique cachalot se tait : aucun son ne sort de son melon. Le mystère reste entier.
L’ouvrage continue son exploration ludique, sérieuse, exhaustive, en passant au crible les techniques de chasse et le menu du cétacé. Des balises sur une femelle permettent de la suivre dans ses plongées en silence jusqu’à 1100 mètres de profondeur pour rejoindre la zone des calamars, y rester une vingtaine de minutes , puis remonter et redescendre et remonter. Sans cesse. Diantre quel labeur . Elle passe sa vie à chasser. L’umwelt de l’animal, son environnement est fort différent du notre. Là ou nos yeux ne distinguent rien, le cachalot lui voit avec ses oreilles. Un chien percoit des nébuleuses d’odeurs aussi visibles que des nuages alors que notre nez reste bien démuni face à ce camaïeu de sensations. Chacun sa perception du monde.
C’est d’ailleurs tout l’enjeu de cet ouvrage : révéler par des dessins se basant sur des études scientifiques, des pans de vie d’un animal qui fascine depuis la nuit des temps. En faire un régal de lecture. La vie d’un clan, les étapes d’une gestation, les amours de fond d’océan, l’histoire d’Eliot qui n’étant que bébé est directement venu à la rencontre du plongeur en 2013. 3 ans après ce même Eliot est venu la gueule ouverte au contact du bateau, avec un hameçon coincé dans la mandibule. Demandant de l’aide aux humains. Eliot est unique, un peu comme un Marco Polo des cachalots, lui et sa curiosité exceptionnelle. A lui seul il pourrait repousser les frontières cognitives de l’espèce cachalot. Il est différent et selon l’océanographe, si lui l’est, ils le sont tous non ? Uniques, singuliers, formidables et irremplaçables. Et nous êtres humains, avons cette responsabilité colossale à l’égard du Vivant.
La danse que vont se livrer Eliot et le plongeur au large de l’ile Maurice en 2015, déploie dans une émotion saisissante 2 espèces différentes qui s’adoptent, s’adaptent, se comprennent, quand l’un se roule sur le ventre, l’autre fait de même, puis sur le dos. Quant à son tour le plongeur vrille sur lui-même, c’est Eliot qui imite la pirouette. Un instant intense, pur, originel miroir de la communion d’avec le monde. A la fin du livre, des QR code de visionnages de vidéos de l’association Longitude 181 donnent encore une autre dimension à notre plongée. Nous avons eu la forme et le fond, et maintenant nous avons le son et le mouvement.
Cet ouvrage est puissant et original : la tâche était ardue, l’objectif de nous faire pénétrer dans le monde du cachalot est totalement atteint avec une dimension inattendue. Une émotion puissante a balayé la lecture de ces 18 chapitres. Les centaines de petits et grands dessins, certains drôles et d’autres majestueux, alliés à la poésie attendrie de François Sarano transforment notre regard à jamais. Bien plus qu’un livre, c’est un splendide outil de connaissance destiné aux petits et grands humains. Ne reste plus qu’à attendre avec une impatience non maitrisée, le prochain ouvrage. Irène Gueule Tordue , la dévouée, a quelque chose à nous dire au nom du grand peuple des cachalots. Nous terminerons avec elle.
« Chers Coloca-Terre Humains, Ce livre s’achève, mais l’histoire de notre clan ne s’ arrête pas là. Elle se poursuivra longtemps, et longtemps encore, bien après que nos rencontres auront pris fin, bien après que les rencontres avec vos successeurs auront pris fin. Cette aventure nous surpasse totalement….. C’est celle de notre planète Vie. Cependant, elle dépend beaucoup de vous. Car, parmi tous les êtres vivants qui peuplent notre Terre-Océan, vous êtes les seuls à avoir les moyens de détruire sans harmonie. Mais vous êtes également les seuls à avoir conscience de sa singularité exceptionnelle, de la majesté de son histoire, de la diversité éblouissante des créatures qui la peuplent. Vous êtes les seuls à appréhender l’irréversibilité du temps et de la mort. Vous êtes les seuls à pouvoir imaginer ce que pourrait être le futur de l’aventure de la vie : effroyable ou harmonieux. Vous êtes les seuls à pouvoir en décider, parce que vous avez la liberté d’agir en pleine conscience. C’est cette liberté d’agir en toute connaissance de cause qui fait de vous des créatures à part. C’est cette différence géniale qui vous impose la responsabilité de regarder le futur en face et de choisir qui vous voulez être, car c’est à l’aune du respect que vous aurez envers vos frères humains et non humains que vous construirez votre Humanisme qui fait pleinement de vous des Sapiens. «