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En 1835, Gus, un jeune scientifique est envoyé en Europe du Nord par le Musée d’Histoire Naturelle de Lille, afin d’y étudier la faune sauvage. Au cours d’une traversée longeant un monolithe abrupt à des kilomètres de l’Islande il est témoin du massacre rapide et systématique d’une petite colonie de grands pingouins. Parmi les cris effarés d’animaux, les plumes qui volent, les œufs écrabouillés et les chants glorieux d’humains, dans l’eau, une forme noire et fuyante en forme de serpillère retient l’attention de Gus, qui ramène ainsi à son bord l’unique rescapé. Et fait de lui un nouvel arrivant dans sa maison et son existence. Sous l’œil méfiant et hostile de l’animal, l’humain verse des brocs d’eau qui lui lissent les plumes : l’occasion d’étudier sa morphologie tout au long de semaines captivantes s’égrenant comme autant d’heures de découvertes palpitantes. Débute alors une timide tentative de prise de contact avec ce pingouin ratatiné, résigné de son sort, si brutalement extirpé de son milieu aquatique.
Touché par cette vie qu’il a sauvée, Gus lui accorde toute son attention et sa curiosité, et lui trouve courage et expression profonde, un individu unique à l’air majestueux. L’animal qui se dandine vers lui avec son petit cri de joie lui témoignerait donc une attention universelle et naturelle ? Voilà 2 solitudes qui ont l’air de s’être trouvées. Une relation bouleversante va débuter entre l’humain et l’oiseau poisson. Le jeune notaire de la ville lui aussi avide de sensations fortes, l’alerte sur la rareté d’un tel animal et du prix que certains pourraient en tirer sur le marché de la honte. Le braconnage d’animaux servant les intérêts d’aventuriers frustrés faisait déjà rage au 19è siècle ; une moitié de griffe, un œil, une plume de grand pingouin pouvaient faire le bonheur de musées ou de collectionneurs. Ce qui est rare est cher et ce qui est cher, déclenche des passions sombres au détriment de l’ordre du monde. Rien n’a changé aujourd’hui. On peut même dire que notre course folle est totalement chaotique. Nous parlons de sixième extinction de masse des espèces.
Le début d’une prise de conscience de l’altérité bien réelle de Prosp le pingouin, met Gus dans une situation nouvelle : lui-même est devenu la créature déplacée dans l’univers de l’autre. Se sent-on plus réel quand un autre être vivant vous considère, quand il est responsable de vous et vous de lui ? Oui ! la gratuité de l’acte est un don de soi, aucune manifestation de gratitude n’est attendue. En effet, la seule chose reliant ces 2 êtres formant une équipe, est une connaissance intuitive de la vie et de leurs différences insurmontables.
Craignant pour la vie de Prosp, Gus quitte l’Ecosse pour les Iles Féroé avec ce questionnement qui ne le quittera jamais : quand il part et l’emmène avec lui, est-il en train de l’éloigner de son espèce ? L’auteur aborde le thème de l’identification sans jamais tomber dans l’anthropomorphisme et c’’est d’ailleurs tout le génie de ce bel ouvrage, d’évoquer cet animal pour nous si méconnu, de nous le rendre familier, attachant, et à la fin indispensable. Cette relation instaurée est unique, faite de confiance, d’altérité, de considération, de bienveillance et d’égards. L’un prolongeant l’autre. La complétude, se sentir inachevé loin de lui, autant de ressentis pour Gus qui tend l’oreille à des rumeurs de raréfaction de l’espèce de son pingouin. Dans l’équilibre du monde, toute disparition aboutit t’-elle à une amélioration des conditions de vie sur Terre ou au contraire favorise t’- elle un appauvrissement sans retour ?
Tout au long de ce roman initiatique et bouleversant, l’auteur se questionne sur l’umwelt de l’animal. Son environnement, comment il perçoit le monde qui l’entoure, son ressenti. Si Prosp est prostré depuis le retour d’un long voyage de Gus, est-ce sa façon à lui de lui montrer sa souffrance ? Un animal peut-il ressentir la trahison ? Si l’homme ne comprend pas le langage des pingouins, le pingouin lui, ne saisit pas celui de Gus et pourtant le miracle de la situation est qu’ils se comprennent et dans l’immensité de leur vocabulaire à chacun, ils puisent des modulations et des inflexions communes. C’est au tour du pingouin de lisser les cheveux de l’homme quand ce dernier est en souffrance : sa façon de lui témoigner de l’attention, parfaitement reçue et comprise par Gus. Le logos n’est pas toujours nécessaire pour se sentir considéré. Toute la magie de cet ouvrage repose sur des hypothèses balbutiantes muées en suppositions et qui s’apparentent in fine à des convictions profondes. Sybille Grimbert n’est pas scientifique mais sa plume est profondément humaine pour évoquer cette troublante relation. De savoir ce qui est cher se raréfier sous nos yeux nous rend-il la vie plus précieuse et supportable ou au contraire plus douloureuse et dénuée de sens ? C’est à cette vertigineuse question que tente de répondre l’auteur.
Cette rencontre déchirante ou Prosp tente de renouer les liens avec quelques congénères sur un bout d’ilot rocheux fait de lui un Ulysse plutôt malvenu au sein de la colonie. Devenu transparent aux yeux de ses semblables, il semble n’avoir consistance et réalité qu’aux yeux de Gus. Si l’idée de cycles sous-tend que ce qui nous fait face a déjà existé et peut disparaitre -car le monde est en constante évolution-, il est indiscutable que l’action de l’homme et le progrès des sociétés humaines influent sur la distribution géographique des animaux. Mais peut-on parler de progrès quand nous évoquons la 6ème extinction de masse ? Le questionnement est fondamental. Ce livre est un vibrant plaidoyer sur ce miracle de la relation homme animal sauvage. Il est de notre devoir le plus absolu et le plus intime de sauvegarder ce lien au Vivant. Car cela est possible, tel est le poignant message délivré par Sibylle Grimbert.
L’un devient-il plus animal et l’autre plus humain ? L’animal nous rend-il notre humanité ossifiée par la société et l’humain peut-il être perçu comme compagnon pour un pingouin ? Si l’espoir renait de trouver pour Prosp d’autres congénères pour lui tenir compagnie, les voyages de Gus pourtant ne donnent rien. Sa poitrine se rétrécit à l’évocation de cette évidence : l’homme seul a le pouvoir de détruire comme d’aider à la survie. Qu’est-ce qui fait qu’une espèce est anéantie et l’autre soutenue dans sa dure mission de survivre ? L’animal emblématique le dodo n’est plus, et pourtant la terre continue de tourner. Un monde sans Prosp et les siens est-il envisageable ? Plus son espoir s’amenuise de trouver un congénère, plus l’impression d’avoir créé un monstre à part et coupé des siens hante le jeune scientifique.
L’effet miroir de sa propre finitude le rend creux. Gus est le dernier homme sur terre qui verrait un pingouin, le dernier des siens. Lui un personnage banal, face à un évènement exceptionnel. La dissolution de l’un éclaire le sens de la vie de l’autre. Prosp sent comme une gomme qui commencerait à effacer sa queue et son bec et Gus a le sentiment d’être devenu pingouin. Une fusion pour que rien ne meure jamais. L’intersection de leurs caractères et de leurs espèces a créé l’affection qui les unit.
Ce roman est digne d’un brillant essai d’éthologie et accessible à tous : l’umwelt du grand pingouin du Nord est minutieusement scruté, décortiqué, analysé, dessiné dans notre imaginaire, proposé à notre lecture avide d’en savoir plus sur cet animal au bec noir de jais, formidable nageur, condamné à fouler bancalement le sol à jamais. « Peut-être, les pingouins et les hommes avançaient-ils dans des séries de conventions qui les empêchaient de mesurer le décalage entre ce qu’ils voyaient et la réalité, ou alors, la réalité n’existait pas, tout est interprétation. Et ces malentendus entrelacés leur permettaient de se comprendre ».
Quand l’altérité de l’autre vous complète quelle que soit l’espèce, on atteint une plénitude sans nom. C’est le vertigineux message de ce roman hanté par une question aussi intime que métaphysique : que veut dire aimer ce qui ne sera plus jamais ? « Prosp révélait la faculté d’amour total de Gus, cette bonté due à ce qui vous est étranger, ce qui est tout autre, ce que vous ne pouvez saisir parfaitement, le respect pour ce que vous ne pouvez que protéger et chérir parce qu’il s’est remis entre vos mains ».
« LE DERNIER DES SIENS » nous interroge au plus profond de nos consciences : s’attacher au dernier d’une espèce, est-ce utile ou injuste ? A l’image d’un Prosp bancal sur la terre mais si fluide dans l’eau avec ses plumes en bataille, le monde ressortira t’il lui aussi déséquilibré avec la disparition de certaines espèces ou alors plus riche car laissant place à de nouvelles espèces ? Au fond de nous s’abat une immense tristesse dont on a du mal ou souligner les contours quand les nouvelles du soir vous parlent d’extinction ou de disparition : nous sentons confusément que ce n’est pas normal.
Ce poignant roman hors du temps est lauréat du prix « 30 Millions d’amis » ; il nous interroge sur la place de chaque être vivant sur cette planète. C’est un roman d’éveil pur, de sensibilisation au vivant qui disparaît. Sans jamais sombrer dans la fable, il nous convie de toute urgence à reconsidérer le Vivant. Ce n’est pas parce que nous ne comprenons pas tout, que nous ne pouvons pas nous lier et être complémentaires. La complétude vient de l’Autre, à plumes ou à poils. Gus ne savait pas qu’il embarquait le dernier grand pingouin de son espèce à son bord, sinon quel aurait-été son choix ? Et nous à sa place qu’aurions nous fait ? Notre questionnement est permanent. Et se questionner reste la condition majeure pour avancer, le doute est un moteur, l’espoir son essence première.