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Dans les années 80 aux États-Unis une expérience révolutionne la science : le retrait de la progéniture d’un animal, élevé par des parents d’adoption d’une autre espèce. L’objectif ? L’étude du développement et l’acquisition du langage On appelle ça le cross-fostering. Sur la scène d’un show télévisé très en vue, Sam un jeune chimpanzé se déhanche en hululant tout en déclenchant l’hilarité. En couches culottes et polo sans manches, il déboule accompagné de Guy, son père adoptif professeur charismatique et idéaliste. Aimée jeune étudiante fusionnelle à l’engagement total à la limite du sacerdoce prendra également part à l’incroyable gageure d’élever l’animal comme un humain.
T.C. Boyle s’empare des tribulations de ce trio pas banal non sans humour grinçant et nous questionne. Devons-nous à tout prix établir le contact avec d’autres espèces, quelles sont les limites à ne pas dépasser ? L’intériorisation d’une part de l’éthos humain par les grands singes est vertigineuse. S’il est possible de parler à des membres d’une autre espèce, ce serait une conversation bilatérale, un échange de pensées, un nouveau niveau de consciences.
Sam adore les pizzas, boit un verre de vin chaque soir, est habillé comme un garçon avec ses converses aux pieds, regarde les dessins animés à la télé, feuillette le magazine LIFE avachi sur le canapé, rit aux blagues et n’est pas le dernier à en faire. Le moment du diner est synonyme de détente, il observe et imite. On lui lit des histoires le soir pour l’endormir près de sa peluche préférée. Il parle par signes en indiquant des mots et sirote de temps en temps un gin-fizz avec Aimée. Il est crucial d’établir un lien fort dès le départ pour éviter tout débordement d’agressivité et de domination. La force physique de Sam à l’âge adulte sera redoutable.
Capable de préméditer des actions et de tromper son monde, il fait exploser le point de vue cartésien selon lequel les animaux ne seraient que des machines biologiques mues par l’instinct et incapables de penser, de planifier, d’anticiper des actions et leurs conséquences
Ses yeux parfaitement ronds de la couleur des bâtons de cannelle, ses envies, ses caprices, ses bêtises, ses états d’âme : Sam est au centre de l’attention des deux humains qui s’exclament. « C’est un projet qui promet de révolutionner notre conception de la conscience animale et la nôtre aussi ! ». Si l’humour rudimentaire du chimpanzé se limite à transformer un cheeseburger en frisbee, son haut niveau de conscience est révélé par l’interaction humoristique entre les deux espèces.
QUAND LE DOUTE S’IMMISCE
L’apprentissage de Sam est fondé sur son identification aux humains et il ne sait pas qu’il n’est pas humain, tout le nœud du problème est là. La cohabitation s’avère de plus en plus délicate, l’animal sauvage transi d’amour pour Aimée semble refouler toute notion de liberté. Il est son roc, il est sa vie. Elle l’a su le premier jour quand son cœur à lui battait la chamade contre le sien. Un moment électrique. Aux yeux de la sphère scientifique pure et dure, Sam aurait plus de valeur au fond d’une cage pour servir à l’expérimentation animale dans la recherche biomédicale. Mais si un chimpanzéest comparable à un enfant de 3 – 4 ans en termes d’intellect et d’affect, n’est-ce pas cruel et obscène de le laisser croupir derrière les barreaux ?
Dès que le vent de la révolte traverse son corps et ses pensées, Sam ressent du remord et un amour plus grand que lui : son regard s’adoucit, il se prosterne face contre terre, la paume des mains visibles, bras écartés. Soumission devant ses deux gardiens humains. Pourtant, sous ses mimiques de clown charmeur, il est calculateur et capable de mentir : quelque chose de déformé et d’anormal. L’auteur nous ménage un suspense gratiné pour la suite de l’aventure.
Soumis à de trop nombreuses sollicitations contraires à sa nature profonde Sam va échouer et sera renvoyé dans un hangar pour servir de reproducteur et de cobaye en vue de tester de nouveaux médicaments. Une personne non humaine réduite au simple statut d’outil remplaçable et jetable :
‘ – Comment quiconque pourrait-il être propriétaire de Sam ? Ce serait comme de l’esclavage… Est-ce qu’on n’a pas aboli l’esclavage ?
– C’est un animal.
– Non, c’est presque une personne et tu le sais aussi bien que moi… Il parle, il pense, il nous aime… ‘
ENTRE DEUX MONDES
De nombreuses références à l’illustre Jane Goodall émaillent ce roman traversé par un souffle totalement réjouissant et addictif. Un chapitre sur deux est consacré aux émotions propres du chimpanzé. Il est tellement humain et en même temps il ne l’est pas : sa mission ébranle l’espèce humaine. Sam a du mal à vivre entre deux univers, piégé dans ce devenir-hybride, conscient aussi de sa radicale altérité, de son immense solitude et son inépuisable désir de liberté. Sam ne réfléchit ni ne se comporte comme un être humain, mais bien selon sa nature de chimpanzé. En miroir, Aimée est incapable de réaliser cette utopie, de faire fusionner ces deux mondes.
En lice pour le prix Maya 2025, ‘PARLE-MOI’ met en scène l’exploration des frontières ténues entre notre espèce et celle de nos cousins ‘chimps’. Au-delà de son art à bâtir scènes et dialogues, T.C. Boyle sait donner à Sam les contours d’une personnalité et d’une intériorité remarquables, tiraillé entre l’envie de se soumettre et celle d’incarner sa propre nature. Ce roman troublant nous parle de sensibilité mais avant tout de conscience animale. Tout en évitant habilement les écueils d’un trop grand anthropocentrisme il soulève des dilemmes éthiques et pose la question suivante : quelle différence existe- t’-il entre un chimpanzé et un homme ? Une réponse un brin simpliste vient à l’esprit : un chimpanzé est incapable de parler. Mais si ledit chimpanzé, éduqué dès sa naissance par un scientifique, apprend le langage des signes et parvient à communiquer avec son « père adoptif » à l’aide de signes qui ne relèvent pas de l’imitation, mais de la réflexion, n’est-il pas alors plus proche de l’humain que de l’animal ?
Notre société occidentale fondée sur une ontologie naturaliste, continue de considérer les animaux comme de simples cobayes. L’urgence est de changer de paradigme en reconsidérant notre relation aux autres animaux, des individus dotés d’intentions et de sentiments aux facultés cognitives et émotionnelles exceptionnelles qui charrient chaque jour leur lot de découvertes fascinantes.
Les animaux nous parlent : à nous de savoir les écouter pour mieux respecter leur nature.
Sur leur propre terrain, pas le nôtre.