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Préparer de nouvelles alliances avec les autres qu’humains, c’est aller à leur rencontre en décryptant l’invisible. Pour l’animal, vivre implique de traverser le visible en s’y cachant; Baptiste Morizot convoque ses souvenirs d’expéditions et nous emmène sur leur piste détecter leurs présences invisibles en nous initiant à l’art du pistage. L’occasion d’une réflexion philosophique alliée au sauvage, une manière très intime d’accéder aux animaux. Il y a une profonde mutation dans nos relations avec eux ; nous sommes de plus en plus nombreux à vouloir vivre autrement mais comment y parvenir ? Comment habiter ensemble, non plus comme un rêve abstrait de retour à la nature, mais plus concrètement en aiguisant notre art de l’attention pour tisser des rapports sociaux d’une nouvelle donne ?
Les Algonquins, peuple amérindien, entretiennent de véritables rapports sociaux avec la forêt. Il s’agirait pour nous de poursuivre cette piste. Au mot ‘nature’, l’auteur préfère celui « d’enforester » de l’ancien français et des coureurs des bois du Québec ; cette idée de double mouvement où nous allons vers le Vivant en le laissant également emménager en nous.
En passant une nuit au troupeau dans le Var il connaît son premier ‘eye contact’ avec un loup. Pendant que les chiens de garde s’affolent, la rencontre est fugace, silencieuse, intense. ‘D’homme à homme’ rapportera l’auteur. Les aisselles frottées de lavande pour masquer le bouquet d’odeurs, cette nuit lui appartient. Selon ses mots (…) Les animaux nous attribuent une intériorité nous qui peinons tant à leur rendre cette politesse ». En croisant sa route l’auteur devient objet et le loup, sujet. Hyper-mobile il déploie des trésors d’intelligence dans l’action. Les yeux qu’il plonge dans les vôtres relève d’un don pur, très particulier où une improbable gratitude s’élève en nous. Sa désinvolture souveraine, son art de disparaitre dans la nuit sans laisser de traces, intrigue depuis toujours. Mais il ne faut jamais douter de l’invisible.
Dans le parc de Yellowstone, le passage calligraphié d’un ours fait sensation. Au loin un grizzli secoue une souche comme une poupée de chiffon, le plantigrade endosse nonchalamment son rôle de force cosmique capable de disperser des morceaux de bois gros comme des humains. Le pisteur écrivain est traversé par un état chimique vivifiant et joyeux: le coup de fouet d’une peur assez pure. Notre relation au vivant est biaisée, un ours n’est ni une peluche bonhomme ni un rival glorieux. Nul besoin de vaincre la nature pour la civiliser, encore moins de rêver d’une écologie sans hostilité : les animaux sauvages ne sont pas nos amis et ne sont pas des bêtes à vaincre pour accomplir notre destinée civilisatrice. Pour repenser notre relation à eux, il faudrait trouver une autre manière de se présenter face à eux. Les animaux dits « mangeur d’homme » nous rappellent que nous sommes aussi de la viande ! Pister sur les sentiers implique aussi d’être soi-même pistable. Notre vulnérabilité, la proie que nous sommes pour d’autres, nous renvoie notre condition de biomasse par d’autres ; un pan de notre condition humaine que nous avions occulté. Le chamanisme sibérien nous parle quant à lui de circulation de la chair qui ferait partie de l’ordre du monde.
Au cœur du Kirghizistan l’expédition scientifique qu’il accompagne part sur les traces de la fantomatique panthère des neiges. Une longue séance de pistage à cheval associe le moindre indice à un symbole sur une carte. Par ici, un humain cherche des indices sur le comportement d’un ours, lui-même en quête de succulentes fourmis des bois. Par-là, l’UV d’altitude modifie le comportement des chevaux qui vivifiés par une herbe gorgée de soleil trépignent d’avance. On le voit, les boucles d’interdépendance fondent la vie subtile des écosystèmes. A travers ses jumelles le philosophe pisteur a cru discerner une silhouette au loin. Serait-ce l’ombre de son désir de voir la panthère ? Ce qui est exigeant et fascinant dans l’art de pister repose sur une totale absence de sensationnel. L’auteur semble se démultiplier tel un animal sensoriel : scrutant chaque touffe d’herbe en surmulot et l’instant d’après, embrassant une ligne de crête, en aigle.
L’art de pister exige de lire tous les signes et de se fondre dans l’animal tant convoité. C’est avec la patience de la panthère qu’il piste la panthère, une patience désirante ; observer l’animal sans oublier d’en être un. A décrypter ces présences invisibles on y découvre une variété inépuisable d’arts de vivre : de la souveraineté du félin à la dispersion du corbeau, du gouteur infatigable du renard à la concentration d’un ours placide assis dans le lit d’une rivière, chassant le saumon.
Nul ne pouvant exister sans laisser de traces, chaque hypothèse oriente le pas et le regard vers le lointain, tout en stimulant le désir de chercher. Loups et ours lisent également la présence de leurs proies au travers des croassements alarmistes des corbeaux. Suivre la piste d’un animal c’est avant tout se demander : « qui habite sur ce territoire ? », et « quelles sont nos alliances possibles pour vivre en concorde ». Plus qu’un art de voir c’est un art d’imaginer. Pister prépare à une rencontre mais ne la force pas et selon lui : « à l’aube, partir juste pour rencontrer, sans savoir ni qui, ni quoi, c’est un nom possible de la vie ». L’anthropocène a dicté les règles d’une nouvelle forme de comportements chez certains animaux à l’image de la mésange post-moderne qui cherche des mégots de cigarette pour tapisser son nid, la nicotine étant un antiparasitaire puissant pour protéger ses œufs.
L’univers vivant est loin d’être muet : c’est nous qui ne savons plus l’entendre ni le lire. Un savoir ancestral des peuples racines nous montre la voie ; la solitude cosmique n’existe pas. La pratique du pistage contribue à ce chant complexe et se réapproprie une place délicate dans le monde vivant en s’échangeant une multitude de signes. Baptiste Morizot conteur hors pair à la plume déliée, incarnée et métaphorique, nous invite à nous relier au vivant de 1001 manières en endossant le rôle de diplomates, nous qui sommes animés de puissances animales. Son récit est traversé par un souffle qui vient des grands espaces et qui enivre.
Pister un animal, c’est raconter son histoire, sa manière unique d’habiter le monde. En aiguisant notre qualité d’attention nous entreprendrons le plus vertigineux des voyages : une expédition sensitive vers nos animalités intérieures.